Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre

La Chambre des communes et le droit législatif : omission de déposer un document comme l’exige la loi — question de privilège paraissant fondée à première vue

Débats, p. 18104-18106

Contexte

Le 24 février 1993, M. Derek Lee (Scarborough—Rouge River) soulève une question de privilège « parce que le ministre des Finances a omis de déposer à la Chambre un décret pris en vertu du paragraphe 59(2) du Tarif des douanes »; en vertu du paragraphe 59(5) de la même loi, ces documents doivent être déposés devant le Parlement « dans les 15 premiers jours de séance de l’une ou l’autre Chambre suivant leur prise ». M. Lee fait observer qu’il y a un an, il a soulevé une question semblable au sujet d’un décret devant être déposé à une certaine date. Il informe ensuite la Chambre de l’adoption par le gouverneur en conseil, le 29 décembre 1992, du décret C.P. 1992-2715 ayant pour objet de révoquer le décret visé dans sa question de privilège du 3 février 1992. Ce décret révocatoire, dit-il, devait être déposé au Parlement au plus tard le 15 février 1993; cela n’a pas été fait et cette omission constitue selon lui un outrage à la Chambre.

Tout en signalant qu’il n’a pas l’intention de répéter la totalité des arguments qu’il a présentés dans sa question de privilège précédente, M. Lee demande au Président d’en tenir compte. Il souligne que s’il prend la parole à ce moment, « c’est uniquement parce que je suis un député soucieux de faire respecter le droit collectif que cette Chambre à d’obtenir que l’on y dépose un exemplaire de tout décret pris en vertu du paragraphe 59(2) du Tarif des douanes ». Il se dit persuadé que le ministre n’a pas désobéi intentionnellement à la disposition législative qui exige le dépôt des décrets, mais ajoute que l’intention n’entre pas en considération dans les questions d’outrage et « que le fait que le ministre n’ait pas déposé, intentionnellement ou accidentellement, un document qui doit être déposé […] tend à diminuer l’autorité de la Chambre des communes et peut être raisonnablement interprété comme un outrage à cette Chambre ». Se référant à la décision du Président du 5 février 1992, il fait observer que les fonctionnaires du ministère semblent n’avoir tenu aucun compte de la mise en garde du Président se rapportant au non-respect des délais prescrits pour le dépôt des documents, et qu’en vertu du principe de la responsabilité ministérielle, c’est le ministre qui est imputable devant la Chambre des actes et omissions de ses fonctionna ires. En conclusion, M. Lee indique qu’il est prêt à proposer une motion pertinente si le Président considère que la question de privilège paraît fondée à première vue. L’hon. Don Mazankowski (vice-premier ministre et ministre des Finances) répond qu’il va se pencher sur la question et faire rapport à la Chambre[1].

Le jour suivant, le 25 février 1993, M. Charles Langlois (secrétaire parlementaire du ministre d’État et leader du gouvernement à la Chambre des communes) dépose le décret C.P. 1992-2715, l’objet de la question de privilège de M. Lee[2].

Le Président prend la question en délibéré et, le 19 avril 1993, rend la décision reproduite ci-dessous. En même temps, le Président traite du non-respect par le gouvernement des délais prescrits pour les réponses aux rapports de comités.

Décision de la présidence

M. le Président: […] Je désire aviser les députés que je suis maintenant prêt à rendre ma décision au sujet de la question de privilège soulevée le mercredi 24 février par le député de Scarborough—Rouge River au sujet de l’omission du ministre des Finances de déposer un décret en conseil conformément au paragraphe 59(5) du Tarif des douanes.

Malheureusement, cette question n’est pas nouvelle pour la Chambre, puisqu’elle a été soulevée par le même député il y a tout juste un peu plus d’un an. Je remercie le député d’avoir encore une fois attiré l’attention de la Chambre sur le sujet; je remercie aussi le vice-premier ministre [et ministre] des Finances de sa réponse.

Je traiterai aussi dans la présente décision de la question de privilège soulevée le 29 mars 1993 par le député de Winnipeg-Sud-Centre (l’hon. Lloyd Axworthy) au sujet du retard du gouvernement à déposer la réponse au rapport du Comité des affaires étrangères et du commerce extérieur.

En exposant sa prétention d’atteinte à un privilège, le député de Scarborough—Rouge River a expliqué que le 29 décembre 1992, conformément au paragraphe 59(2) du Tarif des douanes, le gouverneur en conseil a adopté le décret en conseil no 1992-2715.

La question de privilège soulevée par le député porte sur le paragraphe 59(5) du Tarif des douanes qui est ainsi libellé : « Le ministre des Finances fait déposer devant le Parlement le texte des décrets prévus au paragraphe (2) dans les 15 premiers jours de séance de l’une ou l’autre chambre suivant leur prise. »

En vertu de cette disposition législative, le décret dont le député a fait mention aurait dû être déposé au plus tard le 15 février 1993. Cependant, comme le député l’a indiqué, le ministre des Finances a omis de le faire.

Pour mémoire aux députés, je veux noter que le document mentionné a été déposé, après que la question de privilège eut été soulevée, le 25 février 1993. Néanmoins, ce dépôt consécutif du décret ne corrige pas la situation ni ne résout la question de fond.

Permettez-moi de commencer par dire que je trouve la situation particulièrement décourageante parce qu’elle ressemble étrangement à celle qui a donné lieu à la question de privilège soulevée il y a un an. Dans les deux cas, le ministre des Finances était tenu en vertu du paragraphe 59(5) du Tarif des douanes de déposer le décret en conseil dans un délai prescrit.

Je n’attaque personne en faisant cette observation, les députés le comprendront. Cependant, il y a, dans les ministères, des fonctionnaires qui connaissent les règles et qui sont censés veiller à leur respect.

Dans les deux cas, le gouvernement a omis de le faire, dans le cas présent jusqu’après que la question eut été soumise à l’attention de la Chambre.

L’élément principal de la question de privilège soulevée par l’honorable député de Scarborough—Rouge River découle d’une obligation juridique, c’est-à-dire que le ministère était légalement tenu de déposer une copie du décret pris par le gouverneur en conseil dans un délai déterminé par le Tarif des douanes.

Je juge aussi nécessaire de reprendre ce que disait le député l’an dernier, à savoir « Il est difficile de concevoir un ordre de la Chambre qui puisse avoir plus de légitimité qu’un ordre contenu dans une loi adoptée par la Chambre ».

Voici ce que disait le député quand exactement la même question a été soulevée en février 1992 : « Le paragraphe 59(5) de la Loi concernant les droits de douane est une disposition légale, c’est-à-dire la forme la plus catégorique d’instructions données par la Chambre. À mon avis, la violation de cette instruction, fût-elle involontaire, constitue un affront à l’autorité et à la dignité du Parlement, en général, et de la Chambre des communes, en particulier[3]. »

Je partage cet avis, et j’espère qu’il sera appliqué en cette Chambre. Les dispositions législatives qui ont eu l’aval des députés de la Chambre ont une utilité réelle et il y a lieu de les observer.

Comme fonctionnaire de la Chambre des communes, il est de mon devoir de préserver la dignité et l’autorité de la Chambre. Il s’agit d’une obligation qui incombe au Président, qui doit naturellement compter sur l’appui des députés. Au tout début de la législature, le Président s’adresse à la Couronne, représentée par le gouverneur général, et réclame la reconnaissance de tous les droits et privilèges, notamment, que les députés jouissent de la liberté de parole dans leurs délibérations, de l’accès auprès de la personne de Son Excellence en tout temps convenable et demande que Son « Excellence veuille bien interpréter de la manière la plus favorable leurs délibérations ».

Dans le cas présent, ce n’est pas seulement une ordonnance de la Chambre qui a été violée, mais une loi qui a reçu la sanction de la Couronne à titre de partie constituante du Parlement. Un représentant de la Couronne n’a pas satisfait aux exigences d’une loi du Parlement.

Comme je l’ai déjà dit, le Canada n’est ni une démocratie gouvernementale, ni une démocratie administrative, mais une démocratie parlementaire. Si le Président doit rappeler ses devoirs à la Couronne au début de chaque législature, les serviteurs de la Couronne devraient en tenir compte.

Les députés savent que le dépôt de documents constitue une procédure fondamentale pour la Chambre. À titre de règle qui nous gouverne, elle permet aux députés d’avoir accès à l’information dont ils ont besoin pour traiter efficacement des sujets soumis au Parlement.

De plus, ainsi que je l’ai mentionné l’an dernier, le Règlement précise que tous les rapports, états et documents dont une disposition législative exige le dépôt devant la Chambre sont automatiquement déférés à un comité permanent par application [de l’article] 35(2) du Règlement. En conséquence, les ministres et fonctionnaires doivent voir à ce que les documents dont le dépôt est prescrit soient déposés pour que la Chambre ait une copie pour l’information des députés et l’examen par l’un des comités permanents de la Chambre.

Les prescriptions du Règlement et des lois ont été entérinées par la Chambre et constituent une convention qui doit, tous les députés en conviendront, être respectée.

Il y a eu l’an passé de plus en plus de plaintes de la part des députés au sujet des réponses aux pétitions qui ne sont pas déposées dans les délais prescrits, des réponses aux questions écrites qui sont données en retard; je sais que le monde dans lequel nous vivons n’est pas parfait. Néanmoins, je ne fais que répéter ce qui a déjà été dit et, aujourd’hui, je suis saisi d’une autre affaire de document qui n’est pas déposé dans les délais prescrits par la loi.

De plus, le député de Winnipeg-Sud-Centre a soulevé, le 29 mars 1993, la question du non-respect par le gouvernement de l’article 109 du Règlement pour n’avoir pas soumis à la Chambre, dans le délai de 150 jours prescrit, une réponse détaillée au rapport du Comité permanent des Affaires étrangères et du commerce extérieur intitulé : L’avenir de la production et de l’exportation de matériel militaire par le Canada.

Les députés ne peuvent remplir leur rôle s’ils n’ont pas accès aux documents dont ils ont besoin pour faire leur travail et on manque à nos règlements et on oublie même les exigences de la loi.

Je crois que le Comité de la gestion de la Chambre devrait avoir l’occasion d’examiner toute la question des retards à déposer des documents et je suis prêt à conclure à l’existence d’une atteinte apparente à un privilège et à permettre au député de Scarborough—Rouge River de présenter une motion tendant à renvoyer la question au Comité.

Ainsi, je permets à la Chambre de déterminer si elle partage ou non mon inquiétude au sujet de l’aggravation de ce problème de sorte que les députés pourront déterminer s’ils estiment que cette question devrait être examinée par le Comité de la gestion de la Chambre.

Post-scriptum

La motion est mise aux voix immédiatement et adoptée sans débat. Par conséquent, il a été ordonné que la question du non-respect des exigences relatives au dépôt du décret C.P. 1992-2715 et d’autres documents à la Chambre des communes soit renvoyée au Comité permanent de la gestion de la Chambre.

Voici ce que, après avoir examiné les faits, le Comité permanent de la gestion de la Chambre déclare aux quatre derniers paragraphes de son 101e rapport réputé avoir été déposé le 17 juin 1993 :

La décision du Président expose clairement les enjeux. Il y a, dans le Règlement de la Chambre et dans beaucoup de lois adoptées par cette dernière, des dispositions qui prévoient que des documents doivent être déposés à la Chambre dans un délai donné. Le non-respect d’un délai fixé par une loi ou le Règlement est une affaire grave. Il s’agit d’une violation d’une loi ou d’une règle de la Chambre.
Le Comité estime que les délais réglementaires et procéduraux doivent être respectés. Si un document ne peut être déposé dans le délai prescrit, le ministre responsable devrait en informer la Chambre avant la date limite fixée; il est inacceptable que l’on ne tienne pas compte de la date limite.
Il est possible qu’il soit nécessaire de revoir les délais fixés dans le Règlement et dans certaines lois et qu’il faille, s’il y a lieu, les modifier. Toutefois, jusqu’à ce que cela soit fait, il est essentiel que les dates limites fixées soient respectées.

En ce qui a trait à la question précise qu’a soulevée M. Lee, le Comité estime qu’il y a lieu d’envisager de l’examiner plus à fond. En particulier, nous aimerions entendre des témoins qui pourraient expliquer les circonstances relatives au dépôt tardif du décret 1992-2715[4].

Il n’y a pas eu de motion d’adoption du rapport. La Chambre s’est ajournée le 23 juin 1993, dernier jour de séance de la 34e législature.

F0114-f

34-3

1993-04-19

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[1] Débats, 24 février 1993, p. 16393-16394.

[2] Débats, 25 février 1993, p. 16433-16434.

[3] Débats, 3 février 1992, p. 6290.

[4] Journaux, 8 septembre 1993, p. 3338.