Le privilège parlementaire / Droits des députés

Entrave au travail des députés — intimidation et immunité : droit d’un député d’être exempté de comparaître comme témoin devant un tribunal durant une session du Parlement; assignation à témoigner signifiée dans l’enceinte du Parlement; communications entre les députés et les citoyens

Débats, p. 1951-1953

Contexte

Le 4 avril 1989, M. David Kilgour (Edmonton-Sud-Est) soulève une question de privilège au sujet de l’immunité parlementaire qui dispense les députés de témoigner contre leur gré dans des poursuites civiles. Il explique qu’il a été cité à comparaître dans une poursuite civile intentée devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique et qu’on a tenté de le forcer à identifier certaines personnes qui lui avaient rendu visite à son bureau de circonscription. M. Kilgour soutient que les communications entre un député et ses électeurs doivent être protégées de la même façon que le sont les échanges entre les avocats et leurs clients parce qu’il est important que les Canadiens sachent qu’ils peuvent rencontrer les députés et leur parler en toute confiance sans craindre de voir leurs propos divulgués devant les tribunaux[1]. Le Président prend l’affaire en délibéré et rend sa décision le 19 mai 1989, laquelle est reproduite au complet dans les lignes qui suivent.

Décision de la présidence

M. le Président : Le mardi 4 avril 1989, le député d’Edmonton-Sud-Est a soulevé la question de privilège et il a en outre fait parvenir à la présidence certains documents pertinents à ce sujet.

Voici les faits :

Le 14 mars 1989, une assignation à témoigner signée par un juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été signifiée au député d’Edmonton-Sud­Est à son bureau de l’édifice du Centre. On n’a pas obtenu, ni même sollicité, pour cette signification, la permission de votre Président. Peu après cette signification, le député a communiqué avec le Légiste et conseiller parlementaire de cette Chambre, M. Marcel Pelletier, qui a écrit à l’avocat des demandeurs dans cette action au civil pour lui expliquer que le député qui siège jouit du privilège de l’exemption de l’obligation de comparaître comme témoin devant une cour de justice, soulignant pour conclure que : « Ce privilège est fondé sur le droit prioritaire du Parlement de bénéficier de la présence et des services de ses membres ».

Bien que le Parlement ait été prorogé du 28 février au 3 avril, il n’y a pas de doute que le député continuait de bénéficier de l’immunité pendant toute cette période. Sur ce point, les députés voudront bien se reporter à la page 107 de la 20e édition de l’ouvrage de May et à la 4e édition de Bourinot, pages 45 et 46.

Dans la correspondance échangée par la suite, entre lui et l’avocat du demandeur, par télécopieur, le député d’Edmonton-Sud-Est écrivit qu’en tant qu’ancien membre du Barreau de la Colombie-Britannique, il était disposé à comparaître si le juge insistait pour qu’il le fasse. L’avocat du demandeur lui répondit que le juge, s’appuyant sur la déclaration antérieure du député, insistait en effet et lui ordonnait de comparaître le 31 mars, ou de faire en sorte que son avocat le représente au tribunal le 30 mars. Le député donna suite à cette dernière missive en comparaissant devant la cour, le 31 mars.

Ainsi, il a expliqué à la Chambre, le 4 avril, ce qui s’était alors passé — on trouvera sa déclaration à la page 39 des Débats :

Je me suis donc présenté et tel que prévu, j’ai tenté de convaincre Son Honneur le juge qu’une force irrésistible se heurtait à une décision inébranlable. La cour m’a finalement enjoint de prêter serment, et m’a bel et bien ensuite intimé l’ordre de répondre à une question visant à identifier un certain nombre de personnes qui s’étaient présentées à mon bureau de circonscription en avril 1986.
Le tribunal a fait une pause pour le déjeuner après que j’eus refusé d’identifier ces personnes. À la reprise de la séance, Son Honneur le juge m’a répété que je devais identifier mes visiteurs, mais l’avocat des plaignants a retiré l’assignation, ce dont je lui suis évidemment reconnaissant, et ce juste avant que le tribunal ne m’inculpe d’outrage au tribunal. Le juge a déclaré plus tard qu’elle avait eu l’intention de m’inculper pour outrage au tribunal.

Ce sont les arguments que le député m’a présentés.

Selon le député, il résulte de cette série d’événements qu’on a porté atteinte à ses privilèges.

Il y a deux points que je veux aborder avant de passer à la question que soulève le député.

En premier lieu, j’estime qu’il était abusif de signifier une assignation à témoigner, dans l’enceinte de la Chambre des communes, sans autorisation du Président.

Des voix: Bravo!

M. le Président : Les précédents dans ce sens sont fort nombreux; il est inutile que je les cite. Les députés ne devraient pas accepter de leur plein gré qu’on leur signifie des documents dans l’enceinte de la Chambre. S’ils veulent renoncer à leur immunité parlementaire, ils ont le loisir de le faire en quittant l’enceinte de la Chambre pour recevoir la signification ailleurs. Toute autre façon d’agir compromettrait nos privilèges de longue date; ceux-ci sont plus qu’une tradition, ils font partie des lois canadiennes.

La présidence craint que l’érosion à long terme de ces privilèges ne desserve les intérêts de cette institution. Nos privilèges ont pour raison d’être de permettre aux députés de s’acquitter de leurs fonctions sans empêchement ni entrave et, par extension, de protéger les droits du public qu’ils servent et représentent.

En second lieu, je dois prévenir ceux qui tentent de procéder irrégulièrement à la signification d’une assignation à témoigner qu’il se peut qu’ils agissent de façon à commettre un outrage à la Chambre. Les députés voudront bien se reporter, sur ce point, au fascicule n0 1 des Procès-verbaux du Comité spécial des droits et immunités des députés, présenté à cette Chambre le 12 juillet 1976, où ils verront, à la page 1:19, qu’un comité de la Chambre britannique a déjà conclu que le fait de faire quelque chose qui vise « […] à intenter des poursuites judiciaires […] » au départ irrégulières constituait un outrage au Parlement.

Le député appuie son argumentation sur le postulat qu’en matière d’actions au civil les Canadiens devraient savoir qu’ils peuvent parler aux députés en toute confidence sans craindre que leurs propos soient divulgués plus tard devant les tribunaux. Quoique je fasse grand cas du point soulevé par le député, j’ai eu peine à trouver un précédent à l’appui de son opinion que les communications entre un député et ses commettants, voire le public en général, bénéficient d’un privilège au même titre que celles qui interviennent entre un avocat et son client.

Dans une décision rendue le 29 avril 1971, le Président Lamoureux disait ceci :

Le privilège est la disposition qui distingue les députés d’autres citoyens, leur conférant des droits dont ne jouissent pas les autres. À mon avis, nous devrions exercer une grande prudence lorsque nous tendons, dans des circonstances données, à ajouter des privilèges à ceux qui sont reconnus depuis des années, des siècles peut-être, comme propres aux députés. À mon avis, le privilège parlementaire ne va pas beaucoup au-delà du droit de libre parole à la Chambre et du droit d’un député de s’acquitter de ses fonctions à la Chambre en tant que représentant aux Communes[2].

Le président Jerome a renforcé cette [assertion] le 20 février 1975 par l’observation suivante :

En étendant la définition du privilège [parlementaire] aux domaines innombrables auxquels un député peut être appelé à s’intéresser activement, et surtout au grand nombre de griefs auxquels il risque d’être exposé dans ce travail, et vu la définition même, on irait à l’encontre du concept fondamental du privilège[3].

Sur ce dernier point, je renvoie aussi les députés à ma décision du 17 novembre 1987, dans laquelle j’ai expliqué qu’en fait la Chambre ne pouvait créer de nouveaux privilèges.

On pourrait peut-être argumenter que le fait de contraindre à témoigner devant une cour de justice au sujet de communications confidentielles avec des électeurs équivaut à l’exercice d’une influence indue, empêchant le député de bien s’acquitter de ses fonctions. Il serait plus aisé d’admettre cet argument si le député s’était lui-même prévalu du recours qui s’offrait à lui. Il aurait pu refuser de comparaître comme témoin, ainsi que le lui permettait son privilège de député. Il appert qu’en renonçant à ce privilège, en comparaissant, en prêtant serment et en répondant à certaines questions, il s’est volontairement soumis à la juridiction de la cour. Une fois qu’il a renoncé à ce privilège, le député abdique la protection que celui-ci implique.

Il n’est donc pas [possible] de trouver dans les déclarations précitées ou dans les faits exposés dans la présente affaire quoi que ce soit qui autorise l’extension du privilège parlementaire aux communications entre les députés et les citoyens.

Il y a un autre aspect de cette affaire qui me dérange beaucoup. Il est clair, d’après la documentation que le député m’a fournie, que l’avocat des demandeurs dans la cause en question mettait en doute le droit du député d’invoquer l’immunité parlementaire, alléguant qu’il appartenait à la cour d’en décider. Cette prétention ne tient aucun compte des dispositions bien établies et aisément vérifiables du droit parlementaire, qui ont été expliquées précisément et clairement dans la lettre du légiste et conseiller parlementaire en date du 15 mars.

Je tiens à préciser, pour mémoire, que le droit d’un député de refuser de comparaître comme témoin devant un tribunal au cours d’une session du Parlement et dans les quarante jours qui précèdent ou suivent une telle session est un droit indiscuté et inaliénable appuyé par une foule de précédents.

Le député n’a pas fondé son grief sur la teneur de la lettre de l’avocat des demandeurs dans la cause dont il s’agit. S’il l’avait fait, j’aurais certainement eu à décider si nous avions affaire à première vue à un cas d’outrage au Parlement, à un cas d’exercice de pressions indues sur le député dans le but de mettre en cause son droit d’invoquer l’immunité parlementaire. Heureusement, l’avocat des demandeurs a retiré son assignation à comparaître, et les choses se sont arrêtées là.

En résumé, il m’est impossible de conclure, sur la base de ces faits, que la protection du privilège parlementaire s’étend aux communications entre les députés et le public. Je dois aussi prévenir les députés que la renonciation à un privilège les prive totalement, et non seulement en partie, de la protection dont ils bénéficieraient autrement. Le fait que l’assignation à comparaître pour témoigner ait été signifiée à un député de cette Chambre dans l’enceinte du Parlement me préoccupe gravement. Je demande à mes collègues de refuser à l’avenir d’accepter une assignation dans l’enceinte du Parlement et de signaler au Président toute tentative en ce sens.

Enfin, je considère comme une chose grave le fait qu’un membre du Barreau mette en doute le droit d’un député d’invoquer l’immunité de comparution comme témoin et allègue que ce sont les tribunaux, et non le Parlement qui ont le pouvoir de statuer dans un tel cas.

Je tiens à remercier le député d’Edmonton-Sud-Est de la patience dont il a fait preuve en permettant à la présidence de s’attacher longuement aux importantes questions qu’il a soulevées dans cette Chambre.

F0121-f

34-2

1989-05-19

Certains sites Web de tiers peuvent ne pas être compatibles avec les technologies d’assistance. Si vous avez besoin d’aide pour consulter les documents qu’ils contiennent, veuillez communiquer avec accessible@parl.gc.ca.

[1] Débats, 4 avril 1989, p. 39.

[2] Débats, 29 avril 1971, p. 5338.

[3] Débats, 20 février 1975, p. 3386.