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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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37e LÉGISLATURE, 2e SESSION

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


TÉMOIGNAGES

TABLE DES MATIÈRES

Le jeudi 6 novembre 2003




Á 1115
V         Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.))
V         M. Noah Feldman (professeur de droit, New York University School of Law)

Á 1120

Á 1125
V         Le président
V         M. Noah Feldman
V         Le président
V         M. Deepak Obhrai (Calgary-Est, Alliance canadienne)

Á 1130
V         Le président
V         M. Noah Feldman

Á 1135
V         Le président
V         Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ)
V         Le président
V         M. Noah Feldman

Á 1140
V         Le président
V         L'hon. Art Eggleton (York-Centre, Lib.)
V         Le président
V         M. Noah Feldman

Á 1145
V         Le président
V         Mme Alexa McDonough (Halifax, NPD)

Á 1150
V         M. Noah Feldman

Á 1155
V         Le président
V         M. John Harvard (Charleswood—St. James—Assiniboia, Lib.)
V         Le président
V         M. Noah Feldman

 1200
V         Le président
V         M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne)
V         M. Noah Feldman

 1205
V         M. Keith Martin
V         M. Noah Feldman
V         Le président
V         Mme Karen Redman (Kitchener-Centre, Lib.)
V         M. Noah Feldman

 1210
V         Le président
V         L'hon. Diane Marleau (Sudbury, Lib.)
V         M. Noah Feldman

 1215
V         Le président
V         Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.)

 1220
V         M. Noah Feldman
V         Le président
V         M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.)
V         Le président
V         M. Noah Feldman

 1225
V         Le président
V         M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.)

 1230
V         M. Noah Feldman
V         M. Irwin Cotler
V         M. Noah Feldman
V         Le président
V         Mme Francine Lalonde
V         Le président
V         Mme Alexa McDonough

 1235
V         M. Noah Feldman
V         Le président
V         M. Noah Feldman

 1240
V         Le président
V         M. Noah Feldman
V         Le président










CANADA

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


NUMÉRO 058 
l
2e SESSION 
l
37e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le jeudi 6 novembre 2003

[Enregistrement électronique]

Á  +(1115)  

[Traduction]

+

    Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.)): La séance est ouverte.

    Conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, nous procédons à l'étude sur les relations avec les pays musulmans. Nous accueillons ce matin, de la Faculté de droit de la New York University, M. Noah Feldman, professeur de droit. Soyez le bienvenu, monsieur; merci de vous être déplacé pour comparaître ce matin.

    Vous allez sans doute être le dernier témoin que nous entendons dans le cadre de notre étude sur les relations du Canada avec les pays du monde musulman, et votre témoignage va nous aider à rédiger notre rapport à l'intention du Parlement canadien. Je sais que divers membres du comité ont lu votre dernier ouvrage, ils lisaient même pendant notre récente visite dans des pays musulmans, et nous avons hâte de vous entendre.

    Monsieur Feldman, vous avez la parole.

+-

    M. Noah Feldman (professeur de droit, New York University School of Law): Monsieur le président, merci beaucoup, et je remercie sincèrement les membres du comité de m'avoir invité à comparaître.

    C'est vraiment un privilège pour moi que de pouvoir vous adresser la parole. J'ai distribué quelques observations écrites et je vais parler brièvement de leur contenu, mais j'aimerais surtout vous parler de façon un peu plus informelle, étant donné que nous avons l'occasion d'avoir une discussion de fond ce matin.

    Ce que je voudrais souligner au sujet de mes observations écrites, c'est que je suis ici bien sûr en tant qu'Américain, mais aussi parce que je me considère comme un ami du Canada qui comprend parfaitement que vous avez la responsabilité de prendre des décisions au nom des Canadiens et dans leur intérêt; je sais donc qu'il ne m'appartient pas de vous dire quoi faire. Je tiens donc beaucoup à souligner que c'est dans cet esprit d'humilité et d'amitié que je comparais devant vous.

    À mon avis—et je me réjouis de savoir qu'un ou deux d'entre vous avez eu l'occasion de jeter un regard sur cet ouvrage où je m'étends plus en profondeur sur le sujet—ce que l'Occident de façon générale doit faire, ce que les nations démocratiques doivent faire pour rallier le monde musulman, c'est favoriser un développement qui se manifeste déjà chez des Musulmans ordinaires. C'est un développement qui met l'accent sur la nécessité de la liberté, de la démocratie et surtout de la justice pour ceux qui vivent dans des pays musulmans dont les gouvernements souvent sont autocratiques, dictatoriaux et, parfois, comme nous le savons maintenant pour avoir vu des charniers en Irak, se livrent également à des génocides.

    Dans le passé, il est juste de dire, je pense, que les politiques de mon pays, les États-Unis, n'ont pas favorisé la démocratie. Bien au contraire, nous avons souvent appuyé de façon cynique des dictateurs, d'abord parce que c'était la guerre froide et que nous voulions appuyer quiconque s'opposait au communisme, et plus tard pour des motifs moins défendables qui avaient trait au maintien d'un idéal de stabilité et d'approvisionnement régulier en pétrole. Cette politique a terriblement desservi les États-Unis, et franchement, non seulement ce pays, mais aussi de façon générale d'autres démocraties occidentales qui, dans une certaine mesure sont associées, que cela leur plaise ou non et que cela soit juste ou non, aux politiques des États-Unis.

    Ce que nous devons faire, c'est changer cette politique, autant sous l'angle de son orientation que sous celui des relations publiques. Le changement de fond de la politique est de loin le plus important, parce que les gens du monde musulman sont de plus en plus avertis, informés et ont accès à toutes sortes de tribunes d'information et de nouvelles. Cela veut dire qu'on ne peut pas se contenter de leur servir seulement des messages attrayants.

    Nous devons changer nos politiques—nous aux États-Unis, mais encore là je crois parler aussi au nom d'autres démocraties occidentales—pour encourager et soutenir les gouvernements qui donnent de réels signes de démocratisation et pour que nous nous distancions des gouvernements qui continuent à violer les droits de l'homme et qui ne sont pas à l'écoute de leur propre peuple. Nous ne devons pas céder à la tentation—et elle est très grande—de croire les gouvernements de la région qui nous disent que si ce n'était d'eux, la situation serait encore pire, la solution de rechange étant l'application de politiques islamiques.

    Je crois savoir que vous vous êtes tous rendus dans divers pays musulmans au cours du mois dernier. Je suppose que les délégations gouvernementales officielles vous ont dit à peu près la même chose. Le contraire m'étonnerait beaucoup.

    Je pense qu'il est extrêmement important de se rappeler que là où c'est vrai—et c'est vrai à certains endroits—c'est essentiellement à cause des politiques menées par le gouvernement lui-même qui vous dit que c'est ce qu'il y a de mieux. En supprimant systématiquement les possibilités d'émergence de politiques démocratiques, ces pays ne se laissent pas d'autre choix que les politiques islamiques, qui parfois sont très radicales, mais pas toujours. Par exemple, l'aspirant parti du centre en Égypte qui a tenté de se faire reconnaître, dont les membres se prétendent démocrates et respectueux des valeurs islamiques et qui sont quand même démocrates, se voit fermer la porte justement parce que les gouvernements savent que leur vision centriste serait très populaire et les menacerait très sérieusement.

    Je soutiens que nous ne devrions pas laisser faire ces pays. J'ajouterais que nous ne devrions pas sous-estimer dans quelle mesure l'hostilité manifestée à l'endroit des États-Unis surtout, mais aussi à l'endroit d'autres pays occidentaux, découle du fait que les Musulmans ordinaires s'imaginent que l'Occident appuie les gouvernements qui les oppressent et que nous sommes donc coupables d'hypocrisie à cet égard.

Á  +-(1120)  

    Les pays musulmans se disent souvent sincèrement préoccupés par le sort des Palestiniens. Je pense moi-même que rien ne serait plus souhaitable que le règlement juste et rapide du conflit israélo-palestinien au moyen d'une solution faisant appel à deux États dans des conditions de sécurité physique et matérielle garantissant la sécurité et la justice pour les deux peuples. Cependant, et c'est important, il est également vrai que de façon systématique les politiciens du monde musulman utilisent le conflit israélo-palestinien pour détourner l'attention des problèmes qui se passent chez eux. Bien sûr, les Musulmans sur place qui s'opposent à leur gouvernement dans la région peuvent effectivement utiliser la question israélo-palestinienne comme moyen détourné de parler de leur mécontentement face à leurs propres gouvernements. Quand ils reprochent aux gouvernements occidentaux de tolérer les conditions qui existent là-bas, ils critiquent implicitement leurs propres gouvernements qui, à leurs yeux, se rallient à des gouvernements occidentaux qui sont responsables de la situation. Souvent c'est la seule façon politiquement acceptable d'exprimer une critique à l'endroit de leurs propres gouvernements.

    Je ne dis pas que la sympathie qu'on éprouve n'est pas vraiment profonde; elle l'est. Ces sentiments sont certainement authentiques. Ils rejoignent aussi l'ensemble des préoccupations qu'on a relativement aux formes de gouvernement à l'oeuvre dans la région.

    Un bon exemple qu'on peut en donner est le rapport arabe sur le développement humain dont nous venons tout juste de recevoir le deuxième numéro. C'est un document extraordinaire, tout comme le premier, et je suis sûr que vous l'avez tous vu, dont les premières pages traitent de façon plutôt superficielle du conflit israélo-palestinien, mais où l'on traite ensuite de façon beaucoup plus approfondie des graves problèmes de développement humain sur le plan de la politique, de l'éducation, des sciences et de la technologie dans la région. Ce genre de rapport, il me semble, est un bon indice de l'importance accordée à ces diverses questions. C'est toujours pour une raison politique que l'on parle du conflit israélo-palestinien, et les opinions sont souvent tranchées à ce sujet; en même temps, des problèmes réels et de fond se posent et c'est là que nous pouvons apporter notre aide.

    L'aspect relations publiques—et j'emploie cette expression sans ironie, je l'espère, mais de façon sérieuse—représente à mon sens un domaine où le Canada a une contribution unique à faire. Du fait de la présence au Canada d'une collectivité musulmane importante, pacifique et respectueuse de la démocratie, qui se compose à la fois de citoyens et d'immigrants de fraîche date qui ne sont pas encore devenus citoyens, votre pays est en mesure de faire valoir les idées et les valeurs de la démocratie dans le monde musulman et de le faire beaucoup plus librement que tout autre pays démocratique qui n'a pas de majorité musulmane, et de façon beaucoup plus libre certainement, oserais-je dire, que les États-Unis, qui comme vous le savez, puisque vous vous êtes rendus dans la région, sont souvent perçus—parfois à juste titre, parfois injustement—comme une nation hostile non seulement aux intérêts musulmans de par le monde, mais en fait aux intérêts musulmans nationaux.

    Je pense qu'on ne saurait surestimer l'effet—dans des états musulmans—des déclarations fréquentes et publiques de concitoyens musulmans, souvent du même pays d'origine—et même s'ils ne sont pas du même pays, qui ont les mêmes convictions religieuses—affirmant que les valeurs de la démocratie et celles de l'islam sont non seulement compatibles, mais aussi complémentaires.

    S'il y a une chose que je voudrais que le comité retienne aujourd'hui, ce serait ceci : il faut que tous les pays démocratiques s'engagent dans une lutte, d'abord non violente, mais qui pourrait le devenir, pour convaincre 1,2 milliard de Musulmans répartis dans le monde entier que la démocratie et les droits fondamentaux sont la voie que doivent suivre leurs gouvernements nationaux, non pas parce que cela vient de l'extérieur, mais parce que ces valeurs sont compatibles avec celles auxquelles tiennent les Musulmans.

    De nombreux Musulmans le croient déjà; d'autres s'y montrent sensibles. Mais il y a des Musulmans radicaux qui le nient et qui soutiennent publiquement que l'islam et la démocratie sont incompatibles. Ce sont là les véritables ennemis de la liberté dans la région et ce sont leurs raisonnements qu'il faut examiner.

    Des non-Musulmans peuvent contribuer à ce débat, mais en fin de compte ce sont les Musulmans qui sont le mieux placés pour le susciter. Le Canada, pour les raisons que j'ai mentionnées, est, il me semble, le mieux placé pour diffuser le message de la démocratie dans les régions par la voie de ses citoyens musulmans, qui, je crois, contribueraient aussi à faire connaître dans la région la tradition canadienne d'engagement envers la démocratie, les valeurs libérales et le pluralisme culturel—points qui sont généralement compris dans la région, mais comme vous le savez, puisque vous en arrivez, ne sont souvent compris que de façon générale.

    Permettez-moi de conclure en vous parlant de la question suivante. La situation en Irak est devenue, à tort ou à raison, qu'on ait été partisan de la guerre en Irak ou non, un indicateur des perspectives démocratiques dans le monde musulman et plus particulièrement le monde arabe. C'est peut-être très regrettable, parce que s'il advenait que les conditions de l'invasion et de l'occupation subséquente rendent impossible l'implantation de la démocratie en Irak, ce qui est possible, quoique j'espère que ce ne sera pas le cas, alors bien des gens, les opposants à la démocratie dont je vous parlais, diront : « Vous voyez? La démocratie et l'islam ne font pas bon ménage. »

Á  +-(1125)  

    Paradoxalement, bien sûr, il y a des gens tant en Occident que dans le monde arabe qui le pensent aussi, quoique pour des raisons entièrement différentes. Certains en Occident pensent que nous devons convaincre 1,2 milliard de Musulmans de renoncer aux idéaux islamiques pour embrasser la démocratie. Cela me semble erroné et tout à fait irréaliste. D'autres, dans le monde musulman, pensent qu'en convaincant les Musulmans que la démocratie et l'islam sont irréconciliables, ils parviendront à se rallier les coeurs et les esprits. Si la démocratie ne parvenait pas à s'implanter en Irak, ce serait une grande victoire pour ses adversaires.

    Je vous demanderais donc instamment—et je parle maintenant en tant que simple citoyen, mais aussi comme quelqu'un qui dans le passé a contribué aux efforts américains de promotion de la démocratie dans la région de façon plus formelle—même s'il est possible que la guerre a été une erreur ou a été déclarée à tort, même si d'autres pays démocratiques sont très tentés de se dissocier de cette invasion, n'oubliez pas, je vous en prie, qu'en Irak la grande majorité des Irakiens, comme le relèvent invariablement les sondages, souhaitaient fermement le départ de Saddam et voulaient à tout prix se doter d'un gouvernement démocratique; ils ont besoin non seulement de l'aide des États-Unis, qui ont maintenant une obligation morale particulière, ou des autres membres de la coalition, comme le Royaume-Uni, principalement, mais ils ont aussi besoin de l'aide de tous les pays démocratiques.

    La réussite de la démocratie là-bas n'est pas une question qui ne concerne que les États-Unis. Elle concerne les États-Unis, mais elle concerne aussi tous les amis de la démocratie. Pour cette raison, je crois que le Canada peut contribuer tout particulièrement à la reconstruction et à la promotion de la démocratie.

    L'expérience canadienne en matière de fédéralisme commence à devenir aux yeux des Irakiens le modèle le plus important de fédéralisme, et je crois qu'elle le sera à long terme. C'est une réalité que les Irakiens ne comprennent pas parfaitement, surtout parce que jusqu'à maintenant il n'y a pas eu de Canadiens qui ont pris la parole pour manifester leur intérêt, offrir leur savoir-faire et leurs conseils sur une forme de gouvernement extraordinairement complexe et qui varie considérablement d'un endroit à l'autre. Les Canadiens ont donc beaucoup à offrir aux Irakiens.

    Je pense aussi que lorsque viendra le temps de former de nouvelles forces de sécurité irakienne, tâche qui m'apparaît nécessaire pour assurer la sécurité sur le terrain en Irak, on aura besoin de l'aide de pays du monde entier qui ont une longue tradition de police nationale et de police militaire respectueuses des libertés civiles et des règles démocratiques. C'est à vous d'en décider, pas à moi, mais je dirais néanmoins que les États-Unis—ou la coalition en Irak—ont sérieusement besoin de votre aide et aussi de celle d'autres pays démocratiques pour y arriver.

    Je vais...

+-

    Le président: Allez-y, je vous en prie, et terminez.

+-

    M. Noah Feldman: J'allais simplement conclure en disant que je serais très heureux de vous parler de tout aspect de la question, non seulement de ce que j'ai déjà mentionné, mais de ce que vous avez vu au cours de vos récents déplacements; de ce que vous pensez des recommandations que vous allez présenter à l'avenir et aussi, si cela vous intéresse, de toute question sur la situation en Irak.

    Je vous remercie beaucoup.

+-

    Le président: Merci, monsieur Feldman.

    Nous allons entamer la période de questions, et nous avons l'habitude ici de commencer par l'opposition. Nous donnons d'abord la parole à M. Obhrai.

+-

    M. Deepak Obhrai (Calgary-Est, Alliance canadienne): Merci beaucoup d'avoir pris le temps de venir nous exposer votre point de vue.

    Avec mes collègues de l'autre côté, je me suis rendu en Asie du Sud-Est et en Asie du Sud. Ce que les habitants nous ont fait clairement comprendre dans cette région du monde où se trouvent la majorité des Musulmans, c'est qu'ils ne sont pas des Arabes, qu'ils ont leur propre vision de l'islam, et que le monde devrait venir se rendre compte qu'il ne faudrait pas les assimiler aux Arabes et à ce qui se passe dans le monde arabe.

    Le monde arabe suscite aujourd'hui des critiques à cause des régimes que l'on y retrouve, sans compter tous les exemples de violation des droits de l'homme. Ces autres pays nous ont fait cependant remarquer que ce n'est pas leur cas et que nous devrions avoir une vision plus vaste de leur situation.

    Pour avoir parlé avec beaucoup de gens là-bas, je me suis fait une tout autre idée de cette partie du monde. Le monde arabe peut prendre les États-Unis et la civilisation occidentale comme une cible à laquelle les radicaux peuvent s'accrocher, comme vous l'avez mentionné, en disant que c'est plutôt l'Occident qui soutient les régimes dictatoriaux. Cependant, il n'en est pas ainsi en Asie du Sud-Est et en Asie du Sud où l'on retrouve une tradition démocratique, la Malaisie en étant un très bon exemple, comme l'Indonésie, et tout le reste.

    J'en suis revenu avec l'impression très nette que la guerre qui sévit maintenant dans ces sociétés est une guerre entre ceux qui croient, comme vous l'avez bien dit, que l'islam est compatible avec le respect des droits démocratiques et des institutions humaines et ceux qui ont implanté ou tentent maintenant d'implanter le modèle arabe dans cette région du monde, ce qui paraît très éloigné de la réalité. Essentiellement, la guerre qui se déroule se situe à l'intérieur de l'islam, entre les forces libérales et ces forces radicales qui combattent au sein de leur propre société. Nous ne sommes en fait que de simples observateurs et ce sont les forces libérales qui ont besoin de notre aide pour régler cette situation.

    Ce que je dirais, compte tenu de la position que vous avez énoncée, c'est que nous considérions ce qu'a constaté le comité comme l'un des plus importants aspects de ce qui se passe dans les collectivités islamiques.

    Que pouvez-vous répondre à ma deuxième question? Vous avez abondamment parlé de l'Irak et des forces de la coalition. Toutes les attaques qui ont lieu sont dirigées contre les forces américaines. Elles sont les cibles visées. Pour ce qui est de la présence des troupes britanniques dans le Sud—je viens de le lire il y a quelques jours—en raison de leur ouverture envers la population, les troupes britanniques n'ont pas le moindre problème en Irak, contrairement aux nouvelles quotidiennes qui nous parviennent du Nord qui lutte contre les Américains. On pourrait en conclure que l'approche américaine n'est peut-être pas la meilleure ou que—je ne sais pas.

    Qu'en pensez-vous?

Á  +-(1130)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Feldman.

+-

    M. Noah Feldman: Pour ce qui est de votre premier commentaire, monsieur, je crois que vous avez raison de dire que le conflit au sein des sociétés musulmanes d'Asie du Sud-Est et du Sud oppose ceux qui font la promotion de meilleures valeurs démocratiques et de leur compatibilité avec l'islam et ceux qui sont contre cette théorie. Il est également juste de dire, je crois, que l'on assiste à une forme d'islam dont l'influence s'exerce de façon constante, qui trouve son origine dans certaines parties du monde arabe et qui soutient que ces phénomènes sont incompatibles.

    Je me garderais de dire qu'il s'agit-là d'une influence purement arabe en Asie du Sud-Est et du Sud. C'est en fait une bonne chose que les Musulmans de cette région du monde tiennent ce genre de discours afin d'encourager leurs compatriotes à maintenir les traditions de l'islam libéral, qui sont profondément ancrées dans des pays comme l'Indonésie. Cependant, de nombreuses tendances de nature intellectuelle provenant du monde arabe commencent à toucher les Musulmans de l'Asie du Sud et du Sud-Est. Certaines sont effectivement radicales tandis que d'autres ont le potentiel d'être plus démocratiques.

    Je crois qu'il y a lieu de se préoccuper de cette situation et je suis en gros d'accord avec votre recommandation, soit que les démocraties occidentales qui veulent jouer un rôle positif appuient les forces du libéralisme et de la démocratie dans la région, tout en se rappelant bien, comme vous l'avez dit, qu'une majorité écrasante de Musulmans vivent en Asie du Sud et du Sud-Est. Je suis très ouvert à cette approche.

    Quant à votre deuxième question, plusieurs éléments font de la partie sud de l'Irak une région bien différente de la partie centrale de ce pays. Le premier, c'est bien sûr la population. Les Musulmans chiites qui vivent dans la région sud du pays ont été durement opprimés par Saddam et représentent la majorité de ceux qui sont enterrés dans les fosses communes; bien qu'ils souhaitent une autonomie gouvernementale, leur hostilité face à la présence de forces d'occupation est beaucoup moins marquée que celle des Arabes sunnites qui vivent dans les régions centrales, qui avaient été avantagés par le régime de Saddam et qui regrettent sa disparition.

    Je crois que c'est ce qui explique essentiellement pourquoi les choses ont été beaucoup plus calmes dans le sud du pays. De plus, la continuité des troupes britanniques a été plus marquée que celle des forces américaines qui ont souvent changé dans les environs de Bagdad et de Faluja; de plus les Britanniques ont plus d'expérience dans le domaine des opérations de maintien de la paix. Toutes ces choses entrent en ligne de compte.

    À la décharge des États-Unis, je dirais qu'ils peuvent tirer les leçons du comportement des troupes britanniques et qu'en fait, les Américains essaient de s'inspirer de leurs succès.

Á  +-(1135)  

+-

    Le président: Merci. Nous passons maintenant à Mme Lalonde.

[Français]

+-

    Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ): Merci, monsieur le président.

    Monsieur Feldman, je fais partie du groupe qui s'est rendu en Turquie, en Iran, en Arabie saoudite et en Égypte. À plusieurs reprises, j'ai posé à des gens de ces pays une question, cela sous diverses formes. Il y a dans ces pays une démographie galopante, peu d'emplois, de la pauvreté, des niveaux d'éducation souvent bas, sauf en Iran, et des gouvernements corrompus appuyés par l'Occident. Donc, j'ai demandé dans certains pays--je ne vous dirai pas lesquels mais vous pourrez le deviner--si les islamistes pourraient être élus s'il y avait des élections complètement libres. On nous a répondu que les islamistes pourraient être élus parce qu'ils s'occupent des besoins des gens. N'est-il pas très important de s'occuper de cette dimension?

    Nous savons que la démocratie a pu s'épanouir à mesure que des classes moyennes ont vu le jour. Il a fallu pour cela des luttes syndicales, des organisations, etc. On ne peut pas faire pousser la démocratie là où il n'y a que pauvreté et mauvaise éducation, je crois.

+-

    Le président: Professeur.

[Traduction]

+-

    M. Noah Feldman: Il est tout à fait vrai que les Islamistes dans les pays où vous êtes allés et ailleurs, dans le monde musulman, sont mieux placés pour juger des besoins de la population que les politiciens qui gouvernent, en partie parce que, comme ils ne participent en général pas à l'administration officielle, ils doivent obtenir le soutien des citoyens. Donc, à l'instar des politiciens dans une démocratie, ce qui est assez paradoxal, ils doivent identifier les besoins de la population.

    Ils ont deux autres avantages. D'une part, comme ils ne font pas partie de l'administration officielle, ils ne donnent pas l'impression d'être corrompus. C'est tout à fait le contraire en Iran, où les Islamistes ont participé aux gouvernements et où ils sont jugés très corrompus. Par contre dans les pays où ils n'ont pas eu la possibilité d'être corrompus, ils sont honnêtes, par défaut.

    D'autre part, ils parlent de justice. Souvent, en Occident, nous faisons l'erreur de trop insister sur la liberté, parce que cela semble être notre profonde conviction. Dans le monde musulman par contre, l'idéal de justice vient souvent avant la liberté. Il inclut la liberté, mais passe avant, ce qui me semble très défendable. Je ne pense pas d'ailleurs que l'on puisse être en désaccord à ce propos, vu que nous croyons également à la liberté.

    La question est donc de savoir comment susciter le phénomène que vous décrivez si bien. C'est, entre autres choses, une question d'éducation.

    Au Pakistan, par exemple, si on retrouve tant de madrassahs qui desservent la population et enseignent aux enfants des doctrines extrêmement fondamentalistes, c'est simplement parce que les écoles publiques sont insuffisantes. Si j'étais parent et si je voulais que mes enfants soient instruits et que je n'avais pas la possibilité de les envoyer dans une école publique convenable, je les enverrais n'importe où pour qu'ils apprennent à lire. Je ne considérerais pas de trop près l'idéologie de l'établissement.

    S'il y a donc une chose que nous pouvons faire, c'est encourager l'enseignement public, sans préciser les programmes. Inutile de faire preuve d'impérialisme et de dire aux gens ce qu'ils doivent enseigner, parce que l'enseignement dans les écoles publiques vaudra beaucoup mieux que l'enseignement dispensé dans les madrassahs, du point de vue de la défense des valeurs démocratiques.

    Toutefois, j'ajouterais une mise en garde importante. Il y a des tas d'Islamistes qui sont bien instruits, qui proviennent des classes moyennes et qui considèrent que l'islamisme prêche certains idéaux permettant de remédier à la crise que connaît le monde musulman où le laïcisme et le nationalisme ont, à toutes fins pratiques, échoué, où le socialisme a une mauvaise réputation économique et où on ne sait pas dans quelle voie se diriger.

    C'est pourquoi en Égypte, par exemple, on rencontre des gens qui sont eux-mêmes laïcs et qui disent que leur fille revient de l'université en portant le hijab. Il s'agit des étudiants des grandes universités qui font partie de l'élite et qui cherchent quelque chose de plus significatif.

    Il faut bien sûr en tenir compte également et je ne pense pas que l'on puisse aller dire à ces gens-là : «Laissez de côté votre islamisme». Il faudrait au contraire leur dire : « Vos convictions religieuses doivent correspondre à ce qui vous convient, mais nous visons tous le même projet de gouvernement démocratique. »

    C'est difficile, mais je crois qu'il vaut la peine d'essayer de le faire.

Á  +-(1140)  

[Français]

+-

    Le président: Merci, madame Lalonde. On y reviendra.

    Monsieur Eggleton.

[Traduction]

+-

    L'hon. Art Eggleton (York-Centre, Lib.): Monsieur Feldman, tout d'abord, je vous remercie de ce que vous avez dit à propos de l'Irak. J'estime que nous devons être là-bas pour aider, même si nous n'étions pas d'accord avec George Bush—pas d'accord sur le principe—lorsqu'il a décidé d'intervenir en Irak. Le scénario est maintenant différent et il est temps de bâtir une démocratie.

    Étant donné la réalité démographique et la situation politique de l'Irak—avec les Kurdes, les Sunnis et les Chiites—et vu l'absence de tradition démocratique dans ce pays comme dans pratiquement tout pays musulman, comment y parvenir sans violer d'autres principes? Pouvons-nous imposer notre démocratie libérale? Nous devons aider ceux qui veulent bâtir une démocratie, mais s'ils n'en ont aucune expérience et font face à ces conflits et divisions ethniques entre les Chiites et les Sunnis, comment y arriver dans ce pays?

    Deuxièmement, considérons l'Iran. Ce pays s'est débarrassé de l'ancien joug du gouvernement répressif du Shah pour passer à l'autre extrême. Les Iraniens sont passés à une théocratie, à un autre type de gouvernement autocratique. Que peut-on espérer? Que peut-on espérer quant à l'avenir de l'Iran? Il semble que la population soit instruite. On peut espérer que les choses vont changer là-bas même si la démocratie que l'on essaie d'y instaurer semble assez fantaisiste.

    Troisièmement, que peut faire le Canada pour aider à faire progresser la démocratie, les droits de l'homme, l'égalité des femmes dans ces pays musulmans? Nous n'avons pas l'argent ni la puissance économique ou militaire des États-Unis; notre influence est limitée. Nous aimerions faire avancer la démocratie, les droits de la personne, l'égalité des femmes dans les pays musulmans. Comment y parvenir?

    Pouvons-nous aider en matière d'éducation? Vous avez touché le sujet; vous avez parlé de madrassahs. Je ne sais pas si nous avons suffisamment d'argent pour créer un système d'éducation nationale. Énormément de jeunes se tournent vers les madrassahs parce que leurs parents ne peuvent leur payer autre chose. On les nourrit, on les loge—tout ça est nécessaire. Serait-il possible d'aider à réformer les madrassahs? Certains d'entre eux semblent s'écarter un petit peu de l'enseignement purement religieux, s'intéressant davantage à ce qui nous semble souhaitable dans la société. Faut-il rejeter totalement les madrassahs et ne soutenir qu'une éducation nationale ou faut-il essayer de tirer parti des structures existantes? De toute façon, nous n'avons probablement pas les moyens de passer entièrement d'un système à l'autre, même si nous le voulions.

+-

    Le président: Monsieur Feldman.

+-

    M. Noah Feldman: Pour bien des raisons, votre première question est la plus difficile, et on pourrait en parler bien longtemps, mais je serai bref.

    Pour réussir en Irak, il faut bien comprendre que, comme vous le disiez, il est illogique de penser qu'on puisse forcer les gens à se gouverner eux-mêmes, mais il est possible de créer les conditions propices sur le terrain, soit assurer la sécurité et la stabilité économique, qui permettront aux Irakiens de se trouver des leaders politiques. Les tensions qui existent entre les différentes factions de la société irakienne ne sont pas aussi profondes qu'on l'imagine souvent ailleurs dans le monde.

    En fait, bien que le gouvernement en Irak ait traditionnellement fait preuve de violence et se soit livré à des génocides, il n'y a jamais eu de violence interethnique—absolument pas, ce qui est assez rare pour ce monde que vous devez tous bien connaître. Les Irakiens ont un fort sentiment d'identité nationale. Même les Kurdes, qui souhaitent ardemment leur autonomie et dont un bon nombre souhaitent l'indépendance, reconnaissent la nécessité de participer à un régime gouvernemental fédéral élargi pour réaliser leurs aspirations et jouir d'une meilleure qualité de vie.

    Je pense que la clé du succès consiste essentiellement à assurer la sécurité sur le terrain et à confier le processus aux Irakiens, comme nous avons déjà commencé à le faire. Le processus constitutionnel est au coeur de cette question, et il doit maintenant se poursuivre, sous la direction des Irakiens, une fois qu'on se sera doté du processus pertinent de sélection de candidats pour la participation nationale.

    Pour ce qui est de l'Iran, quelqu'un a dit que l'espoir de ce pays, c'est son peuple; je suis en gros d'accord. À deux reprises, 70 p. 100 des gens ont voté pour le seul réformateur inscrit sur le bulletin de vote, et ils ont opté massivement pour une assemblée législative qui préconisait la réforme. Vous avez tout à fait raison de dire que ces élections semblent n'avoir rien donné dans la pratique, et les Iraniens sont très mécontents de cette situation. La liberté de parole n'existe pas, les leaders élus n'ont pas la possibilité de gouverner.

    La situation en Iran est telle qu'un grand nombre d'Iraniens veulent un changement, mais ils ont été témoins d'une révolution violente dans les dernières années. Ils savent le prix qu'une société doit payer en cas de révolution violente : ils savent qu'une génération sera perdue, ils savent combien mourront inutilement, et ils craignent de la provoquer.

    Ce que nous pouvons faire, c'est démontrer de façon aussi claire que possible aux Iraniens, soit en faisant appel à leur gouvernement, ce qui est parfois la bonne chose à faire, soit en nous dissociant de lui, ce qui est aussi parfois la chose à faire, que nous appuyons les aspirations de ces 70 p. 100 d'Iraniens qui veulent un changement, à n'en pas douter. Je pense que c'est la meilleure façon pour nous de les aider, et je crois que ces gens finiront par l'emporter. Mais il faudra du temps, et pour l'instant il n'y a pas de solution immédiate qui soit évidente.

    Enfin, je pense qu'on a faussement l'impression—impression que l'on retrouve en grande partie aux États-Unis aussi—que la solution aux problèmes que pose la promotion de la démocratie, du droit des femmes et des droits de l'homme dans la région, c'est d'accorder plus d'argent. L'argent est utile, mais dans des pays qui sont relativement pauvres—c'est certainement vrai des pays de l'Asie du Sud-Est et de l'Asie du Sud—un peu d'argent peut permettre de réaliser bien des choses s'il est dépensé judicieusement. Pour ce qui est, par exemple, de la promotion de l'éducation, il ne sert parfois à rien de financer tout le programme scolaire ou la construction d'une école; il suffit parfois d'offrir des repas dans quelques écoles pour encourager les parents à y envoyer leurs enfants, ne serait-ce que pour qu'ils puissent y manger gratuitement. De simples gestes comme celui-ci peuvent augmenter très efficacement la fréquentation scolaire.

    De la même manière, on peut participer à la conception d'un programme scolaire ou à l'enseignement—par exemple en Irak—afin d'expliquer ce que signifie le fédéralisme et ce, à un coût relativement modeste. On pourrait acheter du temps de publicité sur la chaîne Al Jazeera, ou même envoyer sans frais des diplomates canadiens arabophones à Al Jazeera et Al Arabia expliquer le fédéralisme canadien. Je peux vous assurer que ces stations seraient intéressées, et qu'elles paieraient même probablement les déplacements.

    Il y a donc des moyens pour le Canada de se faire remarquer sans dépenser de fortes sommes, mais en fin de compte, si la question est jugée suffisamment importante, elle mérite qu'on y réfléchisse sérieusement pour voir le financement qu'il faudrait y consacrer.

Á  +-(1145)  

+-

    Le président: Je vous remercie.

    Madame McDonough.

+-

    Mme Alexa McDonough (Halifax, NPD): Merci, monsieur le président.

    J'aimerais souhaiter la bienvenue à notre témoin de ce matin dont les remarques étaient empreintes d'amabilité et d'humilité.

    Je suis convaincue ne rien vous apprendre en vous disant que vous comparaissez actuellement devant un groupe de personnes qui sont toujours sous le choc des révélations détaillées qui ont été faites cette semaine au sujet du traitement réservé par le gouvernement américain à un citoyen canadien. Ne pensez surtout pas que je vous demande des comptes à ce sujet. Je vous assure que ce n'est pas mon intention et ce serait d'ailleurs complètement inacceptable de ma part.

    Je songe cependant à l'argument très convaincant—et avec lequel nous serions sans doute tous d'accord—que vous avancez dans votre livre intitulé After Jihad et qui veut qu'il aille de l'intérêt même des États-Unis d'appliquer une politique étrangère qui cadre avec les valeurs démocratiques profondément ancrées dans la culture américaine.

    L'une des choses que nous trouvons les plus choquantes—étant donné que le Canada est le plus proche voisin et le meilleur allié des États-Unis—c'est ce qui semble s'être produit dans ce cas-ci... Nous tenons à ce qu'une enquête publique soit menée dans cette affaire pour établir la vérité et faire en sorte que justice soit rendue, étant donné que pour l'instant, nous ne pouvons nous fier qu'à des rumeurs et à des accusations qui n'ont pas été prouvées... Il semblerait que nous fassions face dans ce cas précis à un déni total des valeurs démocratiques que constituent l'application régulière de la loi, la transparence et la reddition de compte, sans parler de la notion même de justice qui, vous le faites valoir, revêt souvent encore plus d'importance dans le monde musulman, et dans l'échelle de valeurs islamiques, que la liberté elle-même.

    Je vous demande de nous aider à comprendre la situation. Lorsqu'on songe à l'Irak—et je vous fais remarquer que nous n'avons pas tous le même point de vue sur la décision prise par le gouvernement canadien—, il est difficile de comprendre comment les États-Unis peuvent être à la fois un agresseur et une force d'occupation, d'une part, et le champion de la démocratie, d'autre part.

    Vous n'avez rien dit au sujet du rôle des Nations Unies. J'aimerais que vous nous disiez quel est votre avis à ce sujet. Je trouve assez effrayant le fait que vous laissiez entendre que l'expérience démocratique en Irak puisse laisser présager du succès de l'implantation de la démocratie dans le monde musulman. Si c'est le cas, l'avenir du monde, et en particulier du Moyen-Orient, m'inquiète beaucoup.

    J'aimerais donc connaître votre avis sur les points que j'ai soulevés.

Á  +-(1150)  

+-

    M. Noah Feldman: Comme vous le faites remarquer, ce que nous avons pu lire ces jours derniers dans les journaux au sujet du cas que vous évoquez est très troublant. Une enquête complète dans cette affaire s'impose et il faudra que tant les gouvernements américain que canadien y collaborent pour savoir ce qui s'est passé. Nous devons établir quels sont les faits avant de tirer des conclusions.

    Je peux dire sans hésitation que la sécurité des États-Unis et du Canada ne pourra être assurée que si nos pays appliquent une politique qui les montre sous leur meilleur jour, c'est-à-dire une politique qui reflète les valeurs auxquelles nous disons croire.

    La défense de nos valeurs n'est pas simplement dans notre propre intérêt, mais elle est liée à l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes et à la façon dont nous nous tirons de situations difficiles comme celles qui consistent à identifier les terroristes potentiels et à obtenir des renseignements de leur part. Il faut que nous agissions de façon à toujours être en mesure de nous regarder en face dans le miroir. Nous ne voulons pas avoir à nous reprocher quoi que ce soit.

    Cela ne pourra que renforcer à long terme notre détermination à respecter nos valeurs. Je crois que c'est un point sur lequel nous devrions tous pouvoir nous entendre.

    Quant à l'Irak, vous avez raison de faire remarquer que le fait que les États-Unis passent du rôle d'occupant à celui de défenseur de la démocratie pose un certain problème. Il faut absolument que la coalition parvienne à convaincre le peuple irakien que son objectif est, à l'issue de cette phase de transition, de lui permettre de se gouverner lui-même. Le processus constitutionnel sur lequel repose la passation du pouvoir aurait déjà abouti si ce n'était des problèmes de sécurité qui se posent actuellement dans le pays. Nous devons cependant redoubler d'efforts au plan constitutionnel pour dissiper la perception qui existe parmi certains Irakiens et qui veut que nous voulions conserver le pouvoir.

    N'oublions cependant pas que la majorité des attentats qui sont commis à l'heure actuelle sont le fait de gens qui ne veulent pas que la démocratie s'implante en Irak et qui ont intérêt à s'opposer à la démocratisation du pays, puisqu'elle ne peut que leur être préjudiciable. La plupart des Irakiens comprennent clairement que les États-Unis, pas plus que la coalition, ne comptent demeurer en Irak à long terme et que l'objectif qu'ils visent n'est pas la recolonisation du pays, mais le transfert des pouvoirs aux Irakiens. Tout le succès de l'entreprise en dépend.

    Les Nations Unies ont un rôle crucial à jouer dans ce processus et doivent faire valoir que quoiqu'il advienne en Irak, la démocratisation de la région doit se poursuivre. Je pense que les Nations Unies participeront plus activement au processus constitutionnel à mesure que celui-ci avancera, en conseillant les Irakiens sur ce processus et en participant aux négociations qui porteront inévitablement sur l'établissement de la constitution. J'espère aussi que les Nations Unies pourront soutenir les efforts de démocratisation.

    Les Nations Unies peuvent effectivement jouer un rôle capital dans tout le processus, mais jusqu'au moment de la dernière résolution, pour des raisons politiques que vous comprenez aussi bien ou peut-être mieux que moi, elles n'ont pas été prêtes à le faire d'une manière cadrant avec les efforts de certains décideurs au sein du gouvernement américain. La situation a maintenant changé et les Nations Unies sont maintenant vraiment en mesure de participer au processus.

    Je souhaite que la démocratie s'implante en Irak, mais nous ne pouvons pas nous leurrer. Si le processus actuel aboutit à un échec, l'idéal démocratique aura du mal à se concrétiser dans la région. Cela ne fait aucun doute. J'aimerais qu'il en soit autrement et je partage votre inquiétude, mais il est difficile de nier la grande valeur symbolique du processus actuellement en cours en Irak.

Á  +-(1155)  

+-

    Le président: Je vous remercie.

    Monsieur Harvard.

+-

    M. John Harvard (Charleswood—St. James—Assiniboia, Lib.): Je vous remercie, monsieur le président.

    Merci, monsieur Feldman, de comparaître devant nous aujourd'hui. J'ai beaucoup apprécié vos remarques et soyez assuré que je lirai votre livre. Je ne suis pas encore parvenu à le faire même si M. Eggleton me le recommande depuis deux ou trois semaines. Maintenant que je vous ai entendu, je n'y manquerai pas.

    J'aimerais faire une observation avec laquelle vous serez peut-être en accord ou pas, et j'ai aussi une question à vous poser.

    Voici mon observation. Même si la démocratie devait s'implanter en Irak, je ne sais pas si cela justifierait la guerre qui a eu lieu dans ce pays. Autrement dit, la fin ne justifie peut-être pas les moyens. C'est comme si l'on disait qu'enfreindre sa propre loi Miranda ne pose pas de difficulté pourvu que cela donne les bons résultats. Dans un procès, un juge peut évidemment débouter une partie si les preuves qu'elle avance ne sont pas solides, mais il est un peu difficile de simplement expulser 140 000 militaires américains de l'Irak.

    Ma question reflète mes valeurs libérales. Voici cette question : comment la liberté et la démocratie peuvent-elles être assurées, l'accent étant mis sur la personne, dans un pays où la religion étend ses tentacules partout, jusqu'au coeur même du gouvernement?

    À mon avis, une bonne partie de la population islamiste—et je déteste faire des généralisations de ce genre, mais je songe en particulier aux fondamentalistes—souscrit à une approche « collectiviste ». C'est la religion, la famille et la communauté qui priment sur la personne.

    À Kuala Lumpur, il serait impossible à des amoureux de se tenir la main dans un parc. Je considère qu'il s'agit d'une atteinte à la dignité de la personne.

    Une personne ne peut pas renoncer à cette religion sans être accusée d'apostasie. Ce n'est pas compatible avec la liberté et la démocratie, or, l'une ne va pas sans l'autre.

    Voilà ma question. Comment la liberté et la démocratie sont-elles possibles quand la religion exerce une telle influence?

+-

    Le président: Monsieur Feldman.

+-

    M. Noah Feldman: Si une personne est convaincue que la guerre en Irak était injustifiée, rien de ce qui pourra se produire par la suite ne la convaincra que la décision d'aller en guerre était la bonne au départ. Ce n'est d'ailleurs pas ce que je dis. Je crois cependant que même ceux qui pensent que la guerre était totalement injustifiée et qui croient cependant aux valeurs libérales et à la démocratie doivent faire tout en leur pouvoir pour assurer le succès de l'entreprise de démocratisation.

    J'ai deux choses à dire au sujet de l'importance de la religion et des droits individuels.

    Pour que la liberté et les droits individuels soient respectés, il faut que la religion qu'adopte ou que favorise un gouvernement soit compatible avec ses concepts. Il existe une version de l'islam qui est compatible avec le respect des droits individuels comme il existe des versions d'autres religions qui le sont. Dans ce contexte, je me permets de faire une distinction entre vos deux exemples. Je crois que le droit de pouvoir parler librement de ses propres convictions religieuses est un droit fondamental de la personne qui est garanti dans les protocoles internationaux sur les droits de la personne et qui est aussi reconnu dans le Coran lui-même, lequel précise que la religion ne peut pas avoir un caractère coercitif.

    Quant à l'exemple que vous donnez au sujet du couple qui ne peut pas se tenir la main dans un parc public, bien que je crois moi-même qu'il s'agisse d'un comportement qui devrait être permis dans n'importe quelle société dans laquelle je voudrais vivre, je pense qu'il s'agit tout de même d'un comportement qui peut être réglementé par les gouvernements dans les endroits publics.

    Lorsque les normes culturelles exigent le respect d'un certain code vestimentaire ou l'interdiction de certains comportements à l'égard de personnes du sexe opposé en public, je crois que les gouvernements peuvent en tenir compte tout en respectant les libertés individuelles.

    Il importe, à mon avis, que les démocraties occidentales comprennent bien que le mot « islam » ne signifie pas nécessairement ce que les extrémistes voudraient qu'on croit qu'il signifie. Il peut signifier un ensemble de valeurs et de croyances qui, tout en reconnaissant la primauté de Dieu, permet l'expression des droits individuels.

    Bien que nous soyons peut-être mal à l'aise à l'idée de prendre parti dans un débat au sujet de l'importance de la religion dans une culture donnée, nous le faisons simplement en appliquant une politique étrangère et en exprimant nos propres vues et valeurs. Nous devons cesser de nous empêcher de dire quelles sont les croyances qui nous semblent acceptables et adopter un comportement qui reflète ouvertement nos valeurs libérales. Nous devons dire : « Nous n'avons rien à redire à votre religion parce que vous nous dites qu'elle est fondée sur le respect des valeurs libérales. » Je crois qu'il s'agit d'un artifice oratoire qui pourrait donner de bons résultats concrets.

  +-(1200)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Martin.

+-

    M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne): Merci, monsieur Feldman, d'être venu nous rencontrer aujourd'hui.

    Votre livre s'intitule After Jihad: America and the Struggle for Islamic Democracy. J'aimerais parler de nos voisins du Sud, en fait vos compatriotes.

    Comme vous le savez, nous avons beaucoup de peine à nous faire entendre au sud de la frontière. Nous n'avons peut-être pas toujours été du même avis quant à la façon de faire les choses, mais nous avons certainement un terrain d'entente important quant à ce qui doit être fait. Voici donc mes questions.

    D'après vous, que devraient faire les États-Unis pour paraître neutres en ce qui a trait aux questions touchant le Moyen-Orient? Le Canada peut-il influencer les États-Unis à l'égard de ces objectifs, et dans l'affirmative, comment?

    Par ailleurs, l'auteur de document publié par le Council of Foreign Relations de septembre dernier qualifiait le monde arabe de zone où la démocratie n'existe pas; pourtant, les résultats d'un sondage publiés dans le rapport sur le développement humain dans le monde arabe révèlent, comme vous l'avez bien indiqué, que c'est dans cette région que l'on retrouve l'appui le plus marqué pour la démocratie et le rejet le plus catégorique du pouvoir autoritaire. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe? Ceux d'entre nous qui avons visité la région n'arrivent pas vraiment bien à comprendre.

+-

    M. Noah Feldman: Je crois que les États-Unis doivent, s'ils veulent jouir d'une meilleure réputation dans le monde musulman, démontrer qu'ils respectent les valeurs qu'ils disent avoir à coeur. On pourra y parvenir en donnant aux gens l'occasion d'être politiquement autonomes et d'en assumer les conséquences.

    L'Irak peut être un atout à cet égard, même si à court terme, les États-Unis sont perçus par le monde musulman simplement comme des envahisseurs qui viennent occuper le pays, voler le pétrole ou des choses du genre. Pour être honnête, si c'était le plan, ce serait un bien mauvais plan, parce que le pétrole est produit à un débit qui se rapproche à peine de celui précédant le conflit, et les choses ne changeront pas. Ce ne serait pas un plan cynique très sage, en supposant qu'il soit cynique, mais ce n'était certainement pas le cas.

    Il nous faut donc réussir à montrer au monde musulman que les Irakiens deviendront politiquement autonomes. Lorsque cela se produira, l'un des principaux motifs d'opposition—ce n'est pas le seul, loin de là, mais c'est l'un des plus importants—disparaîtra.

    De la même façon, il nous faut encourager les gouvernements de la région à adopter des mesures plus démocratiques afin de faire disparaître la perception qu'ont certains qu'ils seraient du côté des dictateurs; je crois que le Canada peut jouer un rôle utile en appuyant, lorsque possible, les efforts américains visant à faire la promotion de la démocratie. Si le Canada juge que ce n'est pas possible, je peux comprendre, mais il devrait alors faire ce qu'il peut pour contribuer à ces efforts; de cette façon il aura une plus grande influence sur le gouvernement américain.

    Il suffit de penser à l'influence dont jouit le Royaume-Uni, par exemple, à l'égard de la promotion du plan de paix qui semble peut-être stagner en ce moment, mais ce n'est pas faute d'avoir essayé; je crois que le Royaume-Uni a joué un rôle très important et a su encourager les États-Unis à aller de l'avant.

    Pour ce qui est des contradictions qui semblent exister entre la zone où la démocratie est absente et le grand nombre d'intervenants qui disent vouloir la démocratie, je dirais que le monde arabe ne connaît pas la démocratie, puisque les gouvernements n'agissent pas de façon démocratique. Il est donc juste de dire que c'est une zone où la démocratie est absente, si par « démocratie », vous entendez des institutions gouvernementales qui garantissent la primauté du droit, des élections à intervalles réguliers et des libertés fondamentales. Cependant, il s'agit-là de choses que les Arabes—et je parle de l'ensemble du monde arabe—désirent.

    Sur le plan intellectuel, toutefois, cette région connaît bien la démocratie. Je dirais que c'est une zone caractérisée par la démocratie parce que les gens de la région veulent des gouvernements démocratiques et essaient de se libérer des gouvernements actuels.

    En fait, les rapports sur le développement humain, le premier comme le second, peuvent être interprétés comme un appel que lancent les intellectuels et les gens instruits du monde arabe au reste du monde disant « Aidez-nous. Nous faisons tout ce que nous pouvons en reconnaissant honnêtement nos problèmes »—ce qui, admettons-le, n'est pas quelque chose que le monde arabe fait souvent—« et nous voulons que vous nous aidiez ». N'oubliez pas que le rapport sur le développement humain dans le monde arabe n'est pas rédigé ni contrôlé par les gouvernements, il s'agit donc de documents beaucoup plus honnêtes et francs que ce que vous pourriez entendre des gouvernements que vous avez visités.

    Je crois que c'est...

  +-(1205)  

+-

    M. Keith Martin: [Note de la rédaction : Inaudible]... auquel pourraient avoir recours les États-Unis.

    Vous avez dit que le conflit israélo-palestinien est une question explosive, peut-être une excuse ou une distraction pour nombre des pays, justifiant leur inaction à l'échelle nationale. Que pourraient faire les États-Unis pour aider ces deux pays à trouver une solution indépendante et sûre au problème?

+-

    M. Noah Feldman: Les États-Unis doivent jouer un rôle actif dans toute négociation, et lorsque cette dernière s'effondre, il doit encourager les parties à reprendre les pourparlers de sorte que les discussions entre les Israéliens et les Palestiniens qui cherchent la paix ne soient pas minées par la violence extrémiste, qui ne saura que nuire au processus de négociation.

    Je serai franc : lorsque des négociations sont les otages d'auteurs d'actes de violence extrémiste, nous savons qu'elles ne mettront pas fin au conflit entre Israël et la Palestine. Si l'on cesse de négocier lorsqu'il y a violence, les négociations prendront fin, parce qu'on donnera ainsi l'occasion aux extrémistes d'exercer un droit de veto. Je crois que ce droit de veto ne devrait pas exister et que nous, les Américains, devons participer quotidiennement aux négociations, et lorsque les pourparlers cessent, nous devons chercher à les relancer.

+-

    Le président: Merci.

    Madame Redman.

+-

    Mme Karen Redman (Kitchener-Centre, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Monsieur Feldman, j'ai beaucoup aimé vos commentaires liminaires. Lorsque j'ai lu votre CV, je me suis dit que vous étiez certainement la personne la moins bien placée pour faire preuve d'autant d'humilité. Je suis fort impressionnée.

    Certains de mes commettants viennent d'Irak. Même avant que la guerre ne commence, on avait dit qu'il était naïf et inutile de croire que l'on pouvait imposer en Irak ou dans n'importe quel autre pays du monde musulman une démocratie de type occidental.

    J'aimerais donc vous poser trois questions, une après l'autre, puis vous pourrez répondre.

    Comment pouvons-nous nous éduquer suffisamment pour être sensibles au genre de démocratie qui serait efficace dans ces pays sans tenter de leur imposer nos propres valeurs? Je crois que vous avez dit que d'après vous, cela ne fonctionnerait pas.

    Pendant la première moitié de notre visite, nous nous sommes rendus au Maroc en plus de rencontrer des spécialistes du monde entier. J'ai trouvé cette expérience fort enrichissante. Un des intervenants que nous avons rencontrés au Royaume-Uni a parlé de la mesure dans laquelle al-Jazira et les médias permettaient aux gens d'avoir une plus grande liberté d'expression. Je me demande si vous pouvez nous dire comment, d'après vous, les médias permettent à ces pays d'étancher leur soif de démocratie.

    Pourriez vous aussi nous glisser quelques mots—vous en avez parlé brièvement—sur l'atout du Canada dans ce qu'on appelle souvent à tort une démocratie douce, mais qui est peut-être plutôt une démocratie subtile? C'est une démocratie qui s'exerce peut-être en coulisses en contact avec les dirigeants plutôt qu'en frappant sur la table, qui peut peut-être se manifester plutôt à huis clos que lors de conférences de presse publiques.

    Vous avez déjà dit appuyer le Canada—nous vous en remercions beaucoup—, et j'aimerais savoir comment vous voyez notre rôle et comment, d'après vous, nous pourrions utiliser de façon encore plus efficace les outils diplomatiques qui sont à notre disposition...

+-

    M. Noah Feldman: Je tiens tout d'abord à vous remercier. Vous me faites rougir, ce qui n'est pas nécessairement une bonne chose.

    Il est très important que l'on s'éduque, parce que la démocratie qui sera créée, si elle émerge dans le monde musulman, ressemblera fort peu à notre démocratie. C'est un fait. Tout le monde ne veut pas une copie conforme de notre système de gouvernement ni ne partage nos valeurs. Il se peut que la démocratie soit fondée sur un système qui accorde une attention particulière aux personnes et à la communauté.

    C'est le genre de système qu'on retrouve déjà dans un pays comme la Corée du Sud, par exemple, que tout le monde le reconnaît comme une démocratie, mais ses valeurs politiques sont plus communautaires que celles des États-Unis par exemple, qui se trouvent à l'autre extrémité de la gamme.

    L'éducation signifie tout d'abord d'apprendre des langues, un message visant beaucoup plus les Américains que les Canadiens, qui sont au moins habitués à l'idée qu'il est bon de connaître plus d'une langue. Il faut absolument comprendre les points de vue de ceux qui seront amenés à élaborer des propositions de démocratie.

    Cela veut également dire qu'il faut surmonter notre crainte de la religion. Il faut absolument le reconnaître. Ce n'est pas que la religion soit toujours une bonne chose. C'est clair. Il suffit d'étudier l'histoire pour constater que bien souvent, la religion a fait perpétuer des torts, mais la même chose vaut pour la laïcité et le patriotisme.

    Le patriotisme est un merveilleux sentiment que nous partageons tous et qui peut être utile à certains égards, mais il peut également être très nocif, il l'a d'ailleurs déjà été, au siècle dernier tout au moins et probablement aussi au siècle actuel. Nous devons donc comprendre que la religion, comme toute autre force sociale, peut être utilisée pour le bien ou pour le mal et que les démocraties peuvent être des démocraties islamiques, dans la mesure où l'interprétation de l'islam qui est adoptée en est une qui est prête à accepter les valeurs libérales.

    Il est très difficile pour ceux qui vivent dans des démocraties séculaires d'accepter cela, mais je crois que c'est la chose la plus importante que nous devons accepter.

    Pour ce qui est d'al-Jazira, lorsque j'ai commencé à étudier l'arabe, lire cette langue était probablement la chose la plus ennuyante que vous puissiez vous imaginer. Nous lisions les journaux—on commence par lire les journaux—et on y parlait toujours du ministre de ceci et de cela qui avait visité la capitale de ce pays ou de celui-là, des histoires interminables. Puis il en allait de même des examens, qui portant sur de vrais extraits de journaux, parce que c'est tout ce qui existait dans la presse arabe. Ça ne fait pas si longtemps que ça.

    Aujourd'hui, si vous étudiez l'arabe à l'école ou à l'université, vous pouvez regarder la télé et voir toutes sortes de débats—entre un fondamentaliste et un laïc, entre deux défenseurs de diverses formes de gouvernement, entre des monarques constitutionnels. Vous avez accès à toute la gamme. Sur Internet, c'est encore mieux.

    Certaines des opinions diffusées par les chaînes de télévision par satellite, qui jouissent d'ailleurs d'une très grande influence, sont nocives, même dangereuses. Les menaces terroristes de samedi dernier ont été communiquées à Bagdad par al-Jazira et al-Arabia. Ce sont à elles que les terroristes se sont adressés. Ils n'ont même pas placardé la ville, ni communiqué avec les stations radio locales. Ils ont communiqué leurs menaces par l'entremise de chaînes de télévision satellitaire internationales, et personne n'est allé travailler ce jour-là ou n'est allé à l'école ou n'est allé rencontrer son médecin.

    Il s'agit aussi de moyens communication très puissants, peu importe le message. Il faut être conscients de la situation et être fort prudents. Mais dans l'ensemble, leur existence est un outil important pour la communication d'idées démocratiques.

    Enfin, quant à l'influence diplomatique, je crois qu'il faut tout compte fait dire aux gouvernements de la région qu'ils doivent se réformer, parce que le genre de diplomatie dont je parle a un volet public : il faut dire aux gens que nous ne les avons pas oubliés. Puis il faut également communiquer aux gouvernements de la région qu'il sera à leur avantage de faire les choses de façon démocratique et qu'ils pourraient fort bien payer pour les pots cassés s'ils décident de ne pas le faire.

    Si vous étiez à la tête du gouvernement d'un pays possédant des réserves de pétrole, vous n'opteriez certainement pas pour la démocratie simplement en raison de pressions internes, parce que vous seriez toujours en mesure d'acheter ceux qui s'opposent à vous. On doit opter pour la démocratie en partie en raison de pressions externes. La raison pour laquelle l'Arabie saoudite a annoncé récemment qu'elle tiendrait des élections—très locales, remarquez, mais c'est quand même important—pour élire des conseils municipaux n'est pas principalement qu'elle veut plaire aux Saoudiens, même si le gouvernement est conscient du fait que cela se produira. C'est plutôt pour une forme de réaction aux pressions exercées par les autres pays. Et ce genre de pression peut être exercé surtout à huis clos, reconnaissons-le, pas par des gens qui frappent très fort sur la table.

  +-(1210)  

+-

    Le président: Merci.

    Madame Marleau.

+-

    L'hon. Diane Marleau (Sudbury, Lib.): J'ai participé au voyage du comité dans le sud de l'Asie. Quelqu'un nous a dit, je crois que c'était en Inde, de ne pas juger l'islam à partir des gestes des Musulmans, mais plutôt de juger les gestes des Musulmans en fonction de l'islam.

    Je fais ce commentaire parce que je vais vous poser une question sur la charia et son impact sur la vie des femmes. Est-elle compatible avec la démocratie?

    Nous avons rencontré un groupe qui s'appelle Sisters in Islam, qui fait beaucoup de travail dans ce dossier, mais beaucoup de gens, soit la majorité des Islamistes, s'opposent à leur proposition.

    Vous êtes un expert. Pouvez-vous nous en dire plus long.

+-

    M. Noah Feldman: La première chose que je devrais vous dire sur la charia est qu'il s'agit d'une loi qui relève de la common law et non pas d'un texte législatif. C'est une chose souvent mal comprise, même par les Musulmans. On ne peut pas étudier un code et y trouver la charia. Si vous fouillez les rayons d'une bibliothèque sur la charia,vous trouverez une tonne de livres qui renferment des opinions, des arguments, des discussions, des analyses, des preuves historiques de ce que les gens ont fait par le passé. Cela veut dire que l'interprétation joue un rôle central nécessaire et fondamental quand le temps vient de déterminer ce qu'est la charia.

    Voici comment les Musulmans interprètent les choses. Ils disent que la charia vient de Dieu, mais que son interprétation et sa mise en oeuvre doivent être faites par les humains. Il y a même un terme distinct pour en nommer l'interprétation et la mise en oeuvre. Le terme arabe est « fiqh ». Tous les Musulmans, peu importe leur degré de conviction, qu'ils soient orthodoxes, pratiquants ou pas, reconnaissent que cette pratique est nécessaire pour la religion islamiste.

    Puisque l'être humain joue un rôle dans l'interprétation et l'application de la charia, certaines dispositions très dures dont disposent les livres sont appliquées de façon plus libérale dans la pratique par des juges sages qui appliquent la charia de façon plus instruite. Mais lorsque les juges ne sont ni sages ni instruits, comme en Afghanistan sous les Talibans, ils appliquent à l'occasion des sanctions très sévères parce qu'ils ne savent pas que leurs traditions leur dictent en fait de ne pas avoir recours à un traitement aussi dur.

    Par exemple, d'aucuns disent que la charia prévoit que les personnes coupables d'adultère peuvent être lapidées. Techniquement, c'est vrai, mais cinq témoins adultes de sexe masculin et de bonne moralité doivent d'abord pouvoir confirmer l'acte d'adultère. Il y a lieu d'espérer qu'il y a peu de chances que cela se produise.

    De la même façon, dans certains des cas, par exemple au Nigéria, des juges islamistes locaux peu éduqués ont imposé cette sanction à une femme enceinte, soutenant que puisqu'elle n'était pas avec son mari, elle devait donc porter l'enfant d'un autre homme. Une application appropriée du droit islamique, qui a malheureusement dû attendre que la Cour d'appel du charia se penche sur la question, a ensuite indiqué très clairement que la femme ne pouvait pas être condamnée pour cette simple raison, parce qu'une doctrine très brillante de la charia prévoit la présomption de la validité, de la légitimité de l'enfant.

    C'est une chose que font les avocats. C'est un jeu d'avocats, mais un jeu fondé sur l'idée qu'il faut atténuer la sévérité de la loi. C'est la première chose importante à ne pas oublier.

    De plus, il y a beaucoup d'interprétations de la charia qui sont proposées par des femmes instruites, comme celles que vous avez mentionnées, qui disent qu'il faut interpréter les dispositions les plus inégales et inégalitaires de la loi en fonction du droit contemporain.

    Certains de ces arguments sont fort valables, mais d'autres ne sont même pas nécessaires. La Loi sur les successions donne peut-être plus aux garçons qu'aux filles si une personne meurt intestat, mais si une personne fait son testament, elle peut laisser tous ses biens à sa fille préférée et ne rien laisser à son fils le moins aimé.

    L'interprétation est donc possible. Il est également possible de faire preuve de créativité. Je ne pense pas qu'il faut craindre la simple mention du terme « charia » seulement parce que certaines personnes moins éduquées l'appliquent d'une façon qui va clairement à l'encontre des valeurs libérales.

  +-(1215)  

+-

    Le président: Je vous remercie.

    Madame Carroll.

+-

    Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.): Je vous remercie, monsieur le président.

    Merci, monsieur Feldman, de cet exposé fascinant.

    Vous avez brièvement mentionné, il y a quelques instants, l'Arabie saoudite. Comme Mme Lalonde, je suis l'une des trois personnes qui ont eu l'occasion de s'y rendre. Au cours de cette visite, nous avons eu une réunion d'une heure avec le prince Saud Al-Faisal. Bien entendu, comme vous le savez, il a été ministre des Affaires étrangères pendant 25 ans, donc je crois que le prince est passé maître dans l'art de la diplomatie.

    Cela dit, il a fait une observation que je n'ai pas oubliée et qui correspond de près à la vôtre, je crois. Je tiens simplement à m'en assurer. Il a dit que l'Occident devrait se préoccuper de promouvoir le bon gouvernement plutôt que de tâcher de prescrire une forme idéale de démocratie. Je crois que vous en avez abordé certains aspects.

    Je crois également que dans les commentaires que vous avez faits sur l'Irak—il n'existe aucun modèle à mon avis, qui se dégage de cette étude, des lectures, des audiences et des voyages. Il n'existe aucun modèle qui peut être imposé. Pourtant, il y a certaines normes à atteindre si l'on veut assurer une bonne gouvernance, sinon ce type occidental de démocratie.

    Bien entendu, il n'est pas nécessaire que je sois d'accord avec vous, mais je crois que vous avez raison. Des pressions externes s'exercent sur l'Arabie saoudite, surtout depuis la guerre en Irak, et compte tenu des activités américaines qui se déroulent depuis. Elles sont positives, si faibles soient-elles.

    J'aimerais connaître votre opinion sur ce pays en particulier puisque sa situation cadre avec ce que vous nous avez présenté.

    Je vous remercie.

  +-(1220)  

+-

    M. Noah Feldman: Je conviens avec vous qu'il n'existe aucun modèle qui peut être imposé à un pays, mais j'ai certaines réserves quant à la façon dont le prince Saud a formulé son observation, de la façon dont vous la rapportez, parce que dire que nous devrions mettre l'accent sur la bonne gouvernance plutôt que sur une forme particulière de démocratie pourrait être une façon détournée de dire : « Ne faites pas pression sur nous pour que nous démocratisions notre pays; faites simplement pression sur nous pour que nous améliorions notre gouvernance ».

    Les Saoudiens veulent améliorer la gouvernance parce qu'ils ont un taux de chômage très élevé, et ils ont d'énormes dépenses occasionnées par leurs 7 000 princes, qui tiennent chacun à vivre comme un prince, ce qui représente un grave problème. Il est très coûteux d'entretenir le style de vie auquel 7 000 hommes et leurs ménages se sont habitués. Donc les Saoudiens eux-mêmes savent qu'il faut améliorer la gouvernance, mais ne seront favorables à une plus grande démocratisation que si nous formulons les choses de façon plus précise en disant : « Prenez les moyens que vous voulez, mais commencez à déléguer du pouvoir à la population ».

    Il faut que la famille royale saoudienne sache que le fait d'agir ainsi est dans son propre intérêt. Voici ce que j'entends par là. La légitimité du gouvernement saoudien repose en fait, c'est ce qu'ils vous diront, sur l'approbation des autorités religieuses de leur gouvernement. C'est l'une des raisons pour lesquelles ils préfèrent éviter de trop critiquer le clergé ou de faire des compromis sur de petites choses—ou qui nous semblent petites, mais n'en sont pas moins importantes—comme permettre aux femmes de conduire. La famille royale craint que si elle introduit des réformes de ce genre, elle sera critiquée par le clergé, et si le clergé la critique, elle perdra toute légitimité.

    Le seul espoir pour la famille royale saoudienne de demeurer une monarchie constitutionnelle à long terme et de ne pas devenir une institution anachronique vouée au même sort que d'autres monarchies intransigeantes de la région, comme celle du Shah d'Iran, par exemple, réside dans la constatation qu'elle doit établir un lien direct entre elle-même et ses citoyens, sans qu'intervienne l'influence du clergé. Tant que le clergé servira d'intermédiaire entre la famille royale et la population, la famille royale sera paralysée et ne pourra pas améliorer la situation. Elle pourrait cependant instaurer d'importantes réformes en éliminant cet intermédiaire, si l'on peut dire, et en obtenant sa légitimité de la population même.

    Une bonne façon de commencer consisterait à tenir des élections régionales. À mon avis, il n'y aura pas de véritable réforme en Arabie saoudite tant que les Saoudiens eux-mêmes—je veux dire la famille royale—ne se rendront pas compte qu'ils ont plus à gagner qu'à perdre en s'engageant directement auprès de leurs propres citoyens.

    C'est en fait ce que je dis aux Saoudiens lorsque je leur parle en public et en privé : qu'il est dans leur intérêt d'agir ainsi.

+-

    Le président: Je vous remercie.

    Monsieur Calder, puis Monsieur Cotler.

+-

    M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.): Monsieur Feldman, j'ai trouvé très intéressant ce que vous nous avez dit ce matin. Lorsque les forces de la coalition sont allées en Irak, elles l'ont fait pour libérer un pays, pour y trouver des armes de destruction massive et aussi pour présenter aux États arabes un exemple resplendissant de démocratie.

    Or, le temps passe. Vous avez déjà dit, entre autres, que les libérateurs sont en train de devenir les occupants. Nous avons pu voir à la télé les dépouilles de 357 soldats ramenés aux États-Unis, et la semaine dernière le congrès a dû adopter un paiement provisoire de 87,4 milliards de dollars pour maintenir les forces de la coalition en Irak. La population américaine était favorable à l'intervention de ces forces au départ. Pendant combien de temps encore croyez-vous qu'elle appuiera cette présence en Irak? Bien entendu, les Irakiens ont eux aussi accueilli les forces de la coalition comme des forces de libération, mais pendant combien de temps seront-ils disposés à attendre de pouvoir gouverner leur pays eux-mêmes, sans considérer les forces présentes comme des forces d'occupation?

    Vous avez aussi dit que l'Irak pouvait servir de modèle à ne pas suivre. Je me demande si vous pouvez nous donner un exemple d'une démocratie islamique pouvant servir de modèle à suivre.

+-

    Le président: Monsieur Feldman.

+-

    M. Noah Feldman: Toute patience à ses limites, et il ne fait aucun doute que si aucun signe de progrès ne se dégage de la situation en Irak, la population américaine perdra patience et les Irakiens, dont un grand nombre sont déjà exaspérés, le deviendront encore plus. Mais la voie à suivre pour faire évoluer la situation est claire, et elle comporte deux aspects. D'abord la sécurité; c'est-à-dire s'assurer qu'une force de sécurité irakienne puisse contrôler les attaques terroristes et d'autres types d'attaque—d'ailleurs non seulement contre les forces américaines, et j'aurais dû le mentionner plus tôt, mais contre les Irakiens qui ont été tués par d'autres Irakiens désireux d'éviter l'émergence d'un gouvernement démocratique dans leur pays.

    À mon avis, si un processus se dessine sous la forme de délibérations constitutionnelles, sous la forme de l'annonce d'un processus selon lequel la constitution sera préparée et rédigée par des Irakiens, la population américaine aura la patience de terminer ce qui a été commencé. C'est en partie une prévision et aussi en partie un espoir de ma part, parce que je crois qu'il serait désastreux, tant sur le plan pratique que moral, que les électeurs américains décident que les États-Unis doivent se retirer immédiatement de l'Irak sans se soucier des conséquences de ce retrait pour le peuple irakien.

    Après avoir renversé le gouvernement d'un pays, on se trouve dans une relation de tutelle avec ses habitants lorsqu'on est l'occupant. En fait, on doit faire passer leurs intérêts avant les siens, ce qui est loin d'être facile, mais c'est une condition indispensable.

    Pour ce qui est de promouvoir efficacement la démocratie dans un pays musulman, je ne crois pas qu'il existe un modèle unique. La Turquie est un pays où la démocratie est en train de se développer avec un certain succès, où un gouvernement à tendance islamique se comporte de façon très démocratique, respecte les droits—pas parfaitement tout le temps, mais fait du très bon travail, du meilleur travail je dois avouer que le gouvernement laïc précédent—, mais il est impossible de reproduire le processus puisqu'il est le résultat du règne de 75 ans d'un gouvernement relativement autocratique, qui a réprimé la religion d'une façon incompatible avec la liberté fondamentale de la pratique religieuse. Il est difficile de donner l'exemple d'un pays où ce genre de modèle fonctionne automatiquement.

    Je crois toutefois que l'Irak pourrait devenir un modèle efficace si la loi et l'ordre y sont rétablis, parce que le processus permettant de décider de la forme de gouvernement sera un processus irakien. Je crois que c'est l'élément indispensable. Si la population même prend une décision, alors on aura un modèle. Si la décision est prise par une instance externe, il ne s'agira pas d'un modèle qui devrait être reproduit ailleurs.

  +-(1225)  

+-

    Le président: Nous allons maintenant céder la parole à M. Cotler, qui sera suivi de Mme Lalonde, puis de Mme McDonough.

    Monsieur Cotler.

+-

    M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.): Je dois dire qu'en raison de la clarté et de l'éloquence de votre présentation, vous avez pratiquement répondu à un grand nombre des questions que je voulais poser.

    J'aimerais simplement aborder un point. Vous avez écrit et parlé de façon éloquente aujourd'hui de la résilience et de la pertinence de l'islam politique dont l'efficacité, selon vous, tient au fait qu'il se décrit comme assoiffé de justice. J'ai même constaté, lorsque j'ai visité des pays musulmans et arabes, que certaines ONG se désignent sous le terme générique d'Adalah.

    Parallèlement, ceux qui critiquent les méthodes occidentales de promouvoir la démocratie, que non seulement vous connaissez mais sur lesquelles vous avez écrit, ont parfois soutenu que par conséquent, nous ne devrions pas intervenir; que comme notre intervention est inefficace, nous ne devrions pas intervenir. Vous avez aussi indiqué que la politique étrangère constitue en soi une forme d'engagement : refuser de s'engager, c'est aussi s'engager.

    Cela me porte à vous poser une question particulière. Je sais que vous y avez répondu—j'hésite à vous la poser. Ma question est la suivante : quelles sont les stratégies les plus efficaces pour contrer l'influence de l'islam politique tout en faisant la promotion de la démocratie et des droits de la personne. Vous avez expliqué aujourd'hui de façon éloquente que l'islam et la démocratie ne sont pas incompatibles; que nous devons reconnaître l'intégrité de la religion et des particularités culturelles de divers pays; que nous devons appuyer les sensibilités démocratiques qui s'opposent à l'existence de zones non démocratiques et que nous devons prendre des initiatives là où nous pouvons être efficaces : au niveau de l'éducation, des repas des écoliers, du fédéralisme en Irak, etc.

    Laissez-moi simplement vous donner un exemple pour vous expliquer pourquoi je vous pose cette question. Au cours de notre visite dans la région—soit en Égypte, en Jordanie et en Palestine, ainsi qu'en Israël—nous avons constamment entendu le même refrain, l'utilisation de la rhétorique de la « justice » pour justifier les attentats suicides comme forme légitime de résistance. Malheureusement, ces propos ont été tenus en particulier par des universitaires islamiques ainsi que par Al Azhar en Égypte. Lorsque je leur ai mentionné que le Cheik Tantawy avait condamné les attentats suicides, ils m'ont corrigé, et j'ai constaté le lendemain de notre départ qu'il appuyait en fait les attentats suicides comme forme légitime de résistance. Comment peut-on contrer ce genre de discours, qui légitime les attentats suicides au nom de la justice et de la résistance légitime?

  +-(1230)  

+-

    M. Noah Feldman: C'est une question difficile. À mon avis, la première chose que l'on peut faire c'est d'éliminer les obstacles qui empêchent l'apparition d'autres formes de discours sur la politique dans la région. Il s'agit d'une étape négative en ce sens qu'elle consiste à éliminer un obstacle.

    Au lieu d'offrir notre conception de ce que nous considérons être la meilleure façon de vivre, ce qui sera inévitablement vu avec scepticisme, nous devrions faire pression sur les gouvernements—prenons l'Égypte, l'exemple dont vous venez de parler—pour qu'ils cessent entre autres de jeter en prison des défenseurs de la démocratie comme le professeur Saad Eddin Ibrahim, qui a été emprisonné pendant presque deux ans, ce qui revient à jouer le jeu des islamistes qui deviennent alors les seuls à préconiser un système politique.

    La première chose que nous pouvons faire c'est d'exercer des pressions sur les gouvernements pour qu'ils ouvrent le marché, pour ainsi dire, afin que sur ce marché des idées—pour utiliser la métaphore du marché des idées—d'autres idées que celles de l'islam politique puissent surgir. Et il y aura des Arabes et des Musulmans qui seront prêts à défendre des conceptions très différentes, des conceptions fondées sur les droits de la personne. Il existe à l'heure actuelle dans le monde arabe un petit mouvement des droits de la personne en train de prendre de l'expansion, qui est très laïcisé mais est réprimé par les gouvernements qui le considèrent comme une menace.

    C'est la première chose que nous pouvons faire.

    À mon avis, la deuxième chose que nous pouvons faire est d'engager activement le dialogue avec les érudits du monde musulman qui ne sont pas d'accord avec l'interprétation de l'islam politique, qui justifie le recours à des tactiques comme des attentats suicides en mettant l'accent sur la forme de conversation à laquelle ils sont sensibles. Voici ce que je dirais, pour vous donner un exemple dans un cas d'attentat suicide. En Occident, nous mettons beaucoup l'accent sur cette notion de suicide dans l'expression « attentat suicide ». En fait, ce n'est pas cet aspect qui me bouleverse. Ce qui me bouleverse, ce sont les homicides causés par ces attentats. Ce qui me bouleverse, c'est que les attentats suicides visent des non-combattants qui peuvent être des femmes, des enfants et d'autres Musulmans. Il se trouve qu'il existe un argument très solide que l'on peut faire valoir dans le cadre du droit islamique, selon lequel même dans une guerre légitime et justifiable, il est interdit de tuer des non-combattants, des femmes, des enfants ou d'autres Musulmans qui se trouvent là.

    Il y a des érudits musulmans qui ont souvent peur d'exprimer leur opposition, mais qui ne sont pas moins disposés à dire : « En fait, c'est ce qu'enseigne notre tradition. » Nous devons les appuyer dans les efforts qu'ils déploient pour faire valoir ce genre d'arguments et intervenir dans ce qui est après tout un débat interne, comme vous semblez avoir tâché de le faire en leur présentant la position du Cheik Tantawy.

+-

    M. Irwin Cotler: J'ai aussi soulevé la situation du professeur Saad Eddin Ibrahim.

+-

    M. Noah Feldman: Je suis heureux de l'entendre aussi.

+-

    Le président: Je vous remercie.

    Nous allons maintenant passer à une question de Mme Lalonde et à une question de Mme McDonough, que je vous demanderai de poser immédiatement, sans préambule, simplement la question, je vous prie, parce que M. Feldman a un avion à prendre.

[Français]

+-

    Mme Francine Lalonde: Merci.

    Monsieur Feldman, vous dites à la page 2 de votre texte:

J'y affirme que les États-Unis en particulier et le monde occidental de façon plus générale se doivent d'abandonner notre stratégie de soutien des dictateurs musulmans [...] et doivent plutôt encourager la réforme démocratique du monde musulman en encourageant les pays qui accordent plus de droits fondamentaux et remettent le pouvoir à leurs citoyens par voie d'élections...

Vous ne dites pas « libres », mais il faut sous-entendre, je suppose, que ce sont des élections libres.

    J'ai deux questions. Est-ce que cela est possible étant donné l'intérêt hégémonique? Deuxièmement, étant donné que nos actes nous suivent, comme on dit en français, n'est-il pas possible, même si les Occidentaux font cela pendant longtemps, que les populations ne croient pas en ce qu'ils font?

[Traduction]

+-

    Le président: Madame McDonough, voulez-vous poser votre question?

+-

    Mme Alexa McDonough: J'aurais une question qui découle directement de celle que vous avez posée au sujet de la place du Canada à Bagdad, comme vous venez de le dire. Je pense que ce n'est pas simplement une question que vous vous posiez à vous-même, mais que vous songiez aussi à ce que d'autres ont dit.

    Je voudrais revenir à vos allusions sur le conflit israélo-palestinien, car je sais pertinemment, ayant été moi-même en Israël et en Palestine il y a moins d'un an, qu'on posait déjà à ce moment-là la même question au sujet du silence du Canada et du fait que le Canada n'avait rien dit au sujet de l'acceptation incroyable par les États-Unis de la multiplication du nombre de colonies de peuplement israéliennes sur les terres palestiniennes, de l'augmentation du nombre d'agressions en Palestine et ainsi de suite.

    Je voudrais également que vous nous en disiez plus long sur l'opinion que vous avez que nous ne devrions pas nous laisser entraîner dans ce qui revient parfois à un débat, en l'occurrence que le conflit israélo-palestinien va en quelque sorte devenir l'aune à laquelle on jugera des intentions et de la bonne volonté des pays occidentaux dans la perspective de la paix, de la sécurité et de la démocratisation futures des pays musulmans. Ce ne sont pas les mots exacts que vous avez employés, mais vous comprendrez, je crois, que si je pose cette question, c'est parce que vous avez écarté du revers de la main la notion voulant qu'il faille utiliser comme argument l'insolubilité du conflit israélo-palestinien.

  +-(1235)  

+-

    M. Noah Feldman: Pour commencer, j'aurais dû parler d'élections libres parce que, comme nous le savons depuis l'Iran, il est tout à fait possible de tenir des élections au cours desquelles la population vote pour le candidat de son choix, mais si l'élu n'a pas les moyens d'agir, c'est comme s'il n'y avait pas eu d'élections du tout.

    Le problème crucial est ici qu'il faut que la démocratie surgisse dans deux directions en même temps. Elle doit venir du sommet dans la mesure où les pouvoirs publics déjà en place doivent éliminer les obstacles qui empêchent les gens de revendiquer des prises de position politiques, mais il faut également que la démocratie vienne de la masse pour qu'elle ait vraiment un sens.

    Il est fort épineux de promouvoir la démocratie issue de la masse. On peut vulgariser la chose en vantant les mérites de la démocratie à la population, mais au bout du compte, ce n'est qu'en pratiquant la démocratie que la population en viendra à l'apprécier. C'est précisément le genre de constat qu'on peut faire un peu partout actuellement en Irak. Laissons les gens voter dans le cadre d'élections qui veulent dire quelque chose. Au début, les gens ne sauront pas ce que cela signifie, mais une fois qu'ils commenceront à participer et qu'ils exprimeront leurs opinions, les idées préconçues finiront par disparaître dans l'esprit des gens.

    Dans le cas d'Israël, des Palestiniens et du conflit entre les deux, je pense que d'une part, il est tout à fait utile que les amis du processus de paix interviennent en disant clairement ce qui est bon, en disant clairement qu'il faut une solution créant deux États et en disant aussi que s'il y a des obstacles à cette solution, qu'il s'agisse d'attentats suicides ou des colonies de peuplement politiques, ces obstacles ne devraient pas exister et il faut les combattre. Plus il y aura de gens pour dire cela, plus ils le diront avec force, meilleure sera la situation.

    Par contre, je lance une mise en garde très ferme : il ne faut pas croire que la seule façon de trouver une solution au problème de la démocratisation du monde musulman doit obligatoirement passer par un règlement du conflit israélo-palestinien, parce que cela représente en l'occurrence la solution la plus commode qui soit pour les dictateurs qui veulent pouvoir dire qu'ils ne tiennent pas à se soucier de la démocratisation chez eux. Ils veulent des stratégies attentistes, et la meilleure façon de les satisfaire est de dire qu'il est impossible de trouver une solution au problème tant que la paix ne sera pas rétablie entre Israël et les Palestiniens, puisqu'ils savent pertinemment que cette paix est impossible dans un avenir proche. De ce contexte, ils n'ont plus à se soucier de leurs propres problèmes.

    Ici aussi, ce n'est pas que les gens ne se préoccupent pas sincèrement de la question. Elle les interpelle, certes, mais il serait faux de croire que c'est la seule piste de solution aux problèmes qui touchent 1,2 milliard de Musulmans et pas simplement 6 ou 7 millions de Palestiniens.

+-

    Le président: Merci, monsieur Feldman.

    J'aurais à mon tour une question à vous poser, ou peut-être deux, mais elles seront très courtes.

    Il y a deux jours, l'Afghanistan a rendu public un projet de constitution post-talibane, et le premier article de cette ébauche déclare que l'Afghanistan est une république islamique, ce qui montre bien que ce gouvernement aspire à une réunification du pays sous la bannière de l'islam. Voilà donc ma première question. Que pensez-vous de cela?

    Un témoin que nous avons déjà entendu, le professeur Tareq Ismael, nous a dit que le Canada devrait appuyer la création d'un réseau universitaire virtuel international pour l'Irak. Serait-ce pour le Canada une bonne façon de contribuer à l'édification d'une société plus démocratique en Irak?

+-

    M. Noah Feldman: La constitution afghane qui a été rendue publique est un document vraiment fascinant parce que, d'une part, il précise comme vous venez de le dire qu'il s'agira d'une république islamique, et d'autre part, dans la phrase suivante, que ce gouvernement devra être démocratique—dans la traduction anglaise que j'ai vue, le terme utilisé est « republican »—que la liberté de culte sera garantie aux non-Musulmans, que la liberté d'expression est un droit inviolable, que les hommes et les femmes sont égaux et que l'Afghanistan s'engage à respecter les conventions internationales dont il est signataire, ce qui inclut les conventions qui garantissent l'égalité pour tous.

    En passant, je serais très étonné que les États-Unis soient disposés à inclure dans leur constitution une disposition semblable sur leurs obligations au titre des conventions internationales.

    À bien des égards, cette constitution est un progrès, mais il s'agit également d'une constitution profondément islamique. C'est dans le détail que, bien souvent, les choses pèchent, et il reste à voir si le tribunal constitutionnel que crée précisément cette constitution et qui a le pouvoir de dire si les lois sont conformes aux valeurs de l'islam et à la constitution elle-même utilisera ce pouvoir avec circonspection et modération, ou alors s'il l'utilisera pour exercer un contrôle destiné à éliminer toutes les lois qu'il n'aimera pas. Nous verrons le temps venu comment les choses se passeront.

    Même si le fait qu'un examen constitutionnel soit ainsi prévu reste troublant, il n'empêche que ce projet de création d'une constitution à la fois islamique et démocratique est extrêmement utile.

    Au sujet de l'université virtuelle, il faudrait que j'en sache davantage, mais je peux simplement vous dire que je suis favorable à tout ce qui permettrait d'unir les universités et les pouvoirs publics afin d'aider la population irakienne, étant bien entendu qu'en Irak, ce n'est pas tout le monde qui a accès à l'Internet. J'espère que les choses changeront rapidement, mais j'encouragerais une éventuelle université virtuelle à imprimer tout ce qu'elle produit, afin que les Irakiens puissent en prendre connaissance et y avoir accès, même s'ils n'ont pas de connection Internet à haute vitesse.

  -(1240)  

+-

    Le président: Merci beaucoup, monsieur Feldman. Je vous remercie d'être venu ce matin, notre comité vous en sais gré.

+-

    M. Noah Feldman: Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité.

-

    Le président: Je vous souhaite bon voyage.

    La séance est levée.