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NDVA Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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37e LÉGISLATURE, 2e SESSION

Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants


TÉMOIGNAGES

TABLE DES MATIÈRES

Le mardi 18 février 2003




¿ 0905
V         Le président (M. David Pratt (Nepean—Carleton, Lib.))
V         M. Jack Granatstein (président, Council for Canadian Security in the 21st Century)

¿ 0910

¿ 0915
V         Le président
V         M. Leon Benoit (Lakeland, Alliance canadienne)
V         M. Jack Granatstein

¿ 0920
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit

¿ 0925
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Lawrence O'Brien (Labrador, Lib.)
V         M. Jack Granatstein
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         M. Lawrence O'Brien

¿ 0930
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Claude Bachand (Saint-Jean, BQ)

¿ 0935
V         M. Jack Granatstein
V         M. Claude Bachand
V         M. Jack Granatstein

¿ 0940
V         M. Claude Bachand
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Ivan Grose (Oshawa, Lib.)

¿ 0945
V         M. Jack Granatstein
V         M. Ivan Grose
V         M. Jack Granatstein
V         M. Ivan Grose
V         Le président
V         M. Joe McGuire (Egmont, Lib.)
V         M. Jack Granatstein

¿ 0950
V         Le président
V         Mme Cheryl Gallant (Renfrew—Nipissing—Pembroke, Alliance canadienne)
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein

¿ 0955
V         Mme Cheryl Gallant
V         Le président
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Joe McGuire
V         M. Jack Granatstein
V         M. Joe McGuire
V         M. Jack Granatstein

À 1000
V         M. Joe McGuire
V         M. Jack Granatstein
V         M. Joe McGuire
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Claude Bachand
V         M. Jack Granatstein

À 1005
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         M. Claude Bachand
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Dominic LeBlanc (Beauséjour—Petitcodiac, Lib.)

À 1010
V         M. Dominic LeBlanc
V         M. Jack Granatstein

À 1015
V         Le président
V         Mme Deborah Grey (Edmonton-Nord, Alliance canadienne)
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         Mme Anita Neville (Winnipeg-Centre-Sud, Lib.)

À 1020
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Anita Neville
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Leon Benoit

À 1025
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein
V         M. Leon Benoit
V         M. Jack Granatstein

À 1030
V         Le président
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Lawrence O'Brien

À 1035
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Claude Bachand
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Claude Bachand

À 1040
V         M. Jack Granatstein
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Ivan Grose
V         M. Jack Granatstein

À 1045
V         M. Ivan Grose
V         Le président
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Jack Granatstein
V         Mme Cheryl Gallant
V         M. Jack Granatstein

À 1050
V         Le président
V         M. Joe McGuire
V         M. Lawrence O'Brien
V         M. Joe McGuire
V         M. Jack Granatstein
V         M. Joe McGuire
V         Le président
V         M. Jack Granatstein

À 1055
V         Le président
V         M. Jack Granatstein
V         Le président
V         M. Jack Granatstein
V         Le président










CANADA

Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants


NUMÉRO 011 
l
2e SESSION 
l
37e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le mardi 18 février 2003

[Enregistrement électronique]

¿  +(0905)  

[Traduction]

+

    Le président (M. David Pratt (Nepean—Carleton, Lib.)): Je déclare ouverte cette séance du Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants. J'ai le grand plaisir de souhaiter la bienvenue, au nom des membres, au professeur Jack Granatstein, qui préside le Council for Canadian Security in the 21st Century.

    Professeur Granatstein, j'ai votre biographie sous les yeux et je suis tenté d'en citer quelques éléments saillants, mais elle est si dense qu'il me faudrait probablement une demi-heure pour en faire le tour. Je vais plutôt vous inviter sans autre préambule à faire votre exposé.

    Je pense qu'il est réellement important que les membres du comité puissent inscrire les relations militaires entre le Canada et les États-Unis dans une perspective historique. Bien peu seraient à même de mieux situer pour nous ce contexte que le professeur Granatstein.

    Avant de vous donner la parole, professeur Granatstein, je dois informer les membres du comité que notre collègue, Bob Bertrand, a subi récemment une crise cardiaque, comme certains d'entre vous le savent déjà. Il semble qu'il ne pourra pas reprendre sa place avant au moins un mois. Je suis sûr que vous vous joindrez tous à moi pour lui souhaiter un prompt rétablissement et lui faire savoir que nous espérons qu'il pourra reprendre très bientôt sa place au sein du comité.

    Là-dessus, professeur, peut-être pouvons-nous commencer. Je sais que nous sommes tous impatients de vous entendre.

+-

    M. Jack Granatstein (président, Council for Canadian Security in the 21st Century): Merci, monsieur le président.

    En juin 1939, Stephen Leacock écrivait ceci dans le magazine The Atlantic sur la perspective de l'entrée du Canada dans la guerre mondiale imminente:

Si vous demandiez à n'importe quel Canadien «Devez-vous faire la guerre si l'Angleterre la déclare?» il répondrait immédiatement: «Oh, non». Si vous lui demandiez ensuite: «Irez-vous en guerre si l'Angleterre le fait?» il répondrait: «Oh, oui». Et si vous lui demandiez alors pourquoi, il dirait, après un temps de réflexion, «Eh bien, voyez-vous, nous serons bien obligés».

C'était précisément le reflet de la réalité, et le raisonnement de Leacock a été invoqué depuis par les historiens canadiens de la Seconde Guerre Mondiale pour expliquer la situation du pays en 1939.

    Ce qui me frappe, c'est que si l'on substitue les États-Unis à l'Angleterre dans la formule de Leacock, nous obtenons une description parfaite de notre situation actuelle. En 1939, les Canadiens devaient partir en guerre à cause de leurs valeurs et de leurs sentiments. Aujourd'hui, nous devons partir en guerre à cause de nos valeurs et de nos intérêts économiques.

    Si j'ose le dire, nos intérêts économiques sont et doivent être la considération primordiale, étant donné notre degré de dépendance à l'égard du marché américain. Mais ce n'est certainement pas facile à faire admettre. Comme Josef Joffe, le rédacteur en chef de Die Zeit, l'a écrit récemment de l'Europe:

Le pouvoir corrompt, mais la faiblesse aussi. Et la faiblesse absolue corrompt absolument. Nous vivons actuellement le moment le plus décisif de toute l'après-guerre, étant confrontés à des enjeux moraux et stratégiques énormes, et la seule réponse que de nombreux Européens offrent consiste à limiter et contenir la puissance américaine. Ainsi, par défaut, ils se retrouvent dans le camp de Saddam, dans une situation de corruption intellectuelle.

À mon avis cela résume précisément la position actuelle du Canada. Cependant, contrairement à l'Europe, le Canada partage un continent avec les États-Unis et nous paierons un lourd prix si nous n'appuyons pas notre voisin.

    Notre pays ne veut manifestement pas assumer ses responsabilités mondiales et continentales. Nous préférons nous inscrire en bien-pensants moralisateurs, en superpuissance morale du monde. Nous craignons le terrorisme et l'instabilité planétaires, mais nous semblons craindre les États-Unis encore davantage, une attitude inspirée par notre anti-américanisme endémique et indigne.

    Certes, les États-Unis sont depuis le 11 septembre d'humeur coléreuse et vengeresse, prêts à partir en guerre seuls si nécessaire mais cherchant néanmoins des alliés fiables, prêts à lancer des attaques préventives, parlant même de tout faire pour qu'aucune autre superpuissance rivale n'émerge, et prêts à dépenser 400 milliards de dollars US par an pour la défense. Qui plus est, les Américains ont restructuré la défense de leur territoire, en créant un nouveau ministère de la Sécurité intérieur l'an dernier, doté de 170 000 employés et d'un budget de 40 milliards de dollars, en mettant sur pied le nouveau Commandement du Nord, chargé de la défense de l'Amérique du Nord, et en confiant la Défense nationale antimissile qui avance à grands pas au Commandement spatial de l'Armée de l'air américaine.

    La sécurité est devenue la considération primordiale à Washington. Ne nous y trompons pas. Les Américains prennent leur défense très au sérieux, comme toutes les grandes puissances l'ont toujours fait. Cette superpuissance se protégera avec encore plus de force et de moyens. Et le Canada? Nous continuons à marcher vers l'avenir d'un pas de somnambule.

    Le choc du 11 septembre s'est rapidement dissipé ici. La plupart des Canadiens ont porté le deuil avec les États-Unis pendant quelques semaines, puis sont passés à autre chose. De ce fait, nous avons peu ou mal perçu la transformation opérée aux États-Unis par le choc du 11 septembre. Notre réponse à Washington semble être de dire «Remettez-vous», et le fossé entre les attitudes canadiennes et américaines s'est creusé au cours des 18 derniers mois.

    Il n'y a pas eu chez nous de renforcement militaire, nul effort de reconstruire le temple, aujourd'hui en ruines, qu'était le ministère des Affaires étrangères, nulle tentative de jouer un rôle sérieux à Washington et à l'étranger, nulle volonté de nous rapprocher des États-Unis. Au contraire, je pense que l'anti-américanisme n'a jamais été aussi virulent depuis 15 ans. Nous semblons penser que les Américains, et en particulier le gouvernement de George W. Bush, sont des fiers-à-bras qui tapent indistinctement sur leurs amis et leurs ennemis.

¿  +-(0910)  

    Nous pensons que les Américains sont la cible des terroristes, pas nous. Nombre d'entre nous, malheureusement, pensent même que les Américains ont eu ce qu'ils méritaient le 11 septembre et la réaction canadienne à cet événement semble être de nous éloigner davantage des Américains, tant sur le plan militaire que politique. Eh bien, nous ne pouvons pas. Les ennemis islamistes des États-Unis nous voient pour ce que nous sommes: un État occidental, démocratique, pluraliste et laïque du type qu'ils exècrent. En outre, les économies canadienne et américaine sont trop entrelacées, notre prospérité trop dépendante de l'accès au marché américain pour que nous puissions nous détacher sans gravement mettre en péril notre sécurité économique et militaire.

    Les États-Unis comprennent l'attitude canadienne et ne l'apprécient pas du tout. Les Américains nous ont envoyé des messages répétés dans les domaines militaire et commercial, et le seul problème est que nous ne l'entendons pas. Le message est très simple et tient en deux mots: soyez sérieux. L'Occident est attaqué, l'Amérique du Nord agressée et les États-Unis sont résolus à empêcher de nouveaux 11 septembre. Dans ces conditions, l'élite américaine est furieuse de voir comment les Canadiens parlent des États-Unis, furieuse devant notre incompréhension obtuse de la situation actuelle, furieuse devant nos politiques laxistes en matière d'immigration et de réfugiés et notre négligence sécuritaire à la frontière et dans nos ports. Les États-Unis sont particulièrement enragés parce qu'ils pensent que nous ne cherchons pas sérieusement à faire notre part pour la protection militaire du Canada, de l'Amérique du Nord et des valeurs que nous professons.

    Les Américains nous ont offert d'entrer dans un commandement élargi de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord, qui engloberait des forces terrestres et navales, mais le gouvernement a répondu non, trouvant cela trop risqué pour notre souveraineté, comme si nous n'avions pas trouvé moyen de protéger notre souveraineté au sein du NORAD pendant 45 ans. Seule une petite cellule de planification a été établie à Colorado Springs, et cela a été une erreur tragique. Pourquoi? Parce que les États-Unis ont un intérêt légitime et pressant à se défendre, ce qui signifie qu'ils doivent se préoccuper de toute l'Amérique du Nord.

    Dans ces conditions, une coopération étroite est la meilleure façon--et même la seule--pour nous de préserver la souveraineté canadienne. Cela n'est pas nouveau. Le Canada a toujours recherché des façons institutionnelles ou multilatérales de traiter avec les États-Unis. Jusqu'à présent, les dirigeants canadiens admettaient que soit nous collaborions avec les États-Unis à la défense de l'Amérique du Nord et dans le monde soit nous n'aurions pas notre mot à dire lorsque les décisions étaient prises. Cela reste toujours vrai, mais on dirait qu'Ottawa a oublié les leçons du passé.

    Si nous voulons être entendus sur la défense de l'Amérique du Nord ou une guerre avec l'Iraq, nous devons être prêts à contribuer. Autrement dit, le Canada doit être à la table avec les États-Unis, armes à la main. Aujourd'hui, nous n'avons ni la place à la table ni les armes. De ce fait, le Canada a aujourd'hui moins de poids auprès des États-Unis--et dans la plupart des forums multilatéraux--que jamais depuis 1945. Le sous-titre du volume le plus récent, intitulé «Canada Among Nations 2002» d'une série d'études sur la politique étrangère publiée par l'Université Carleton porte pour sous-titre «A Fading Power» et c'est parfaitement vrai.

    Les Canadiens n'ont pas encore réalisé que s'il existe des menaces contre l'Amérique du Nord ou n'importe où dans le monde, les États-Unis vont soit consulter et écouter leurs amis déclarés, ou bien faire les choses seuls et peut-être nous informer après. Une séquence similaire sera presque certainement suivie lorsque les États-Unis vont déployer le bouclier antimissile. Si le Canada s'y était joint rapidement, nous aurions pu avoir notre mot à dire par le biais de notre présence au NORAD, mais le gouvernement a attendu trop longtemps et les États-Unis ont placé le bouclier sous commandement entièrement américain. Ainsi, les Américains prendront toutes les décisions sans égard pour les intérêts canadiens.

    Pour quelque raison, nous n'avons pas compris que les États-Unis vont et doivent se défendre, sur leur territoire et à l'étranger. Depuis le 11 septembre, aucun gouvernement américain ne pourrait survivre s'il n'agissait pas ainsi. Ainsi, les décisions qui concernent directement toute l'Amérique du Nord vont maintenant être prises uniquement en fonction des intérêts unilatéraux américains.

    Soyons clairs. On nous a invités, nous avons refusé, et nous avons abandonné nos droits souverains. Le principal élément de la souveraineté que nous avons sacrifié était la possibilité de participer à la défense de notre territoire. Un pays peut-il être souverain s'il ne peut pas se défendre du tout, s'il confie complètement sa défense à un voisin? J'en doute.

    L'accord d'Ogdensburg de 1940, la guerre froide, le NORAD et le libre-échange ont modifié définitivement les règles du jeu et nous ont liés directement aux États-Unis, pour le meilleur ou le pire. Notre défense par défaut de notre souveraineté aujourd'hui consiste à refuser de voir la menace ou à recourir à l'anti-américanisme. Peu importe que cet anti-américanisme soit stupide et blâmable, nos médias, nos intellectuels et notre gouvernement s'y adonnent avec délectation. Ils négligent la vérité toute simple, à savoir que les États-Unis sont un voisin bienveillant qui nous apporte beaucoup, que les valeurs américaines de démocratie, de pluralisme et de laïcité sont plus proches des nôtres que celles de tout autre pays et qu'une identité canadienne solide ne peut être construite sur l'animosité contre un voisin plus gros et plus riche.

¿  +-(0915)  

    Il existe certaines lois d'airain que le Canada doit accepter. Nous faisons partie de l'Amérique du Nord; notre prospérité économique dépend des États-Unis; et l'Amérique du Nord sera défendue par les États-Unis avec ou sans notre consentement. Nous devons nous faire à ces réalités et la seule question pour nous est de savoir comment une nation adulte peut les intégrer. Il nous faut devenir adultes, reconnaître nos intérêts nationaux et chercher à les promouvoir. Cela suppose considérer avec un réalisme sobre le monde, les Américains et les menaces contre nous. Cela suppose avoir une capacité militaire modeste, moderne et efficace et collaborer avec les États-Unis pour défendre notre espace et nos principes communs.

    Votre comité a mis en évidence très clairement dans un passé récent les faiblesses des forces canadiennes. Nous avons désespérément besoin d'une révision de fond en comble de notre politique étrangère et de notre défense, d'une réflexion sur nos intérêts nationaux et nos besoins militaires. À mon avis, le maintien de forces canadiennes solides et la collaboration étroite avec les États-Unis à la défense de nos intérêts communs doivent tout simplement être inscrits en haut de notre liste de priorités nationales. La tâche de nos dirigeants politiques, aujourd'hui et dans l'avenir immédiat, consiste à faire comprendre aux Canadiens ce que nous devons impérativement faire pour survivre et prospérer. Les Canadiens ont besoin d'une bonne dose de réalisme et j'exhorte votre comité à poursuivre son excellent travail et à administrer cette dose.

    Merci, monsieur le président.

+-

    Le président: Merci beaucoup, professeur Granatstein. On ne peut certainement pas vous accuser d'avoir mâché vos mots devant ce comité aujourd'hui.

    Nous allons commencer le tour de questions avec M. Benoit, à raison de sept minutes comme d'habitude.

+-

    M. Leon Benoit (Lakeland, Alliance canadienne): Bonjour, professeur Granatstein. Il est bon de vous avoir avec nous ce matin.

    J'aimerais parler avec vous de la visite récente--la semaine dernière, je crois--du premier ministre John Howard de l'Australie. Il a rencontré non seulement le président Bush mais aussi les principaux responsables de la sécurité aux États-Unis. C'était une visite à grande visibilité. M. Howard va également rencontrer Tony Blair. Les Américains n'ont rien ménagé pour montrer à leur peuple qu'il est un grand ami. Très franchement, je n'ai pas observé que le gouvernement américain accorde la même considération au premier ministre du Canada. Est-ce révélateur de la manière dont le Canada est perçu par les Américains ou bien simplement le moment n'est-il pas venu pour que le premier ministre canadien bénéficie d'un traitement similaire?

+-

    M. Jack Granatstein: Les Australiens, évidemment, sont fermement engagés aux côtés des Américains dans l'éventualité d'une guerre avec l'Iraq. Cela ne peut que vous mettre dans les bonnes grâces de George W. Bush. Mais il faut bien voir qu'il y a des différences entre la situation de l'Australie et celle du Canada. Les Australiens sont relégués dans un continent insulaire loin de tout, et ils doivent compter sur le bon vouloir des États-Unis pour les défendre. Ce n'est pas comme pour nous, où les États-Unis sont obligés de défendre le Canada dans l'intérêt de leur propre sécurité.

    L'Australie pourrait être conquise et personne ne s'en apercevrait, sauf les Australiens, franchement. Ils ont désespérément besoin des États-Unis et sont prêts à faire tout le nécessaire pour le faire comprendre aux Américains; ils vont contribuer lorsque c'est nécessaire et ils espèrent que les Américains feront de même dans la situation inverse.

¿  +-(0920)  

+-

    M. Leon Benoit: Il n'est donc pas réellement important que le Canada démontre un soutien à notre voisin le plus proche et allié.

+-

    M. Jack Granatstein: Ce n'est pas du tout ce que je donnais à entendre. Je pense qu'il est dans notre intérêt de soutenir nos voisins Américains, principalement parce que notre économie dépend d'eux, que notre défense dépend d'eux, que nos valeurs sont essentiellement les mêmes que les leurs et que nos intérêts fondamentaux sont inextricablement liés aux leurs. C'est donc très important pour nous de le faire. Cependant, nos raisons sont différentes de celles des Australiens.

+-

    M. Leon Benoit: Diriez-vous que notre relation avec les États-Unis a progressé au cours des dix dernières années, particulièrement sur le plan militaire? Ou n'y a-t-il pas de changement ou avons-nous perdu du terrain?

+-

    M. Jack Granatstein: Il y a dix ans, j'ai l'impression que les Canadiens considéraient que le gouvernement conservateur précédent était beaucoup trop proche des États-Unis et qu'il marchait main dans la main en permanence. Beaucoup de Canadiens pensaient que ce n'était pas idéal. Le gouvernement actuel, je crois, a essayé--et à juste titre--de prendre un peu de distance par rapport aux États-Unis. Cependant, il est allé trop loin et il l'a fait en même temps que notre puissance militaire s'effritait. Le résultat est qu'aujourd'hui, dans un monde très différent de ce qu'il était en 1993, la situation sur le front des relations canado-américaines est plus préoccupante que jamais.

+-

    M. Leon Benoit: Vous dites donc que nous vivons dans un monde différent.

    Je pense que les choses ont réellement changé ces dernières années mais les Canadiens n'ont pas encore vraiment pris la mesure de ce changement et compris que ce n'est pas un problème qui va se régler en l'espace de deux ou trois ans. C'est au contraire un problème à très long terme. Si l'on en juge d'après les ressources données à nos forces armées, pensez-vous que le gouvernement canadien ait réellement pris conscience de la situation et ait réagi de manière satisfaisante?

+-

    M. Jack Granatstein: Je n'attends pas grand-chose des gouvernements canadiens, j'en ai peur. En ce sens, il a réagi comme je m'y attendais.

    A-t-il réagi comme il aurait fallu? Non. Cela fait des années que nous fermons les yeux sur les menaces qui planent. Et cela fait une quarantaine d'années que cela dure. Nous réduisons nos moyens de défense depuis les années 60, environ. Nous, que l'on qualifiait jadis de « la meilleure petite armée du monde », avons été réduits à ce que les Britanniques en Bosnie appelaient «CAN'T BAT». Nos bataillons là-bas étaient appelés CANBAT 1 et CANBAT 2. Les Britanniques les appelaient avec dérision «CAN'T BAT», l'une des condamnations les plus dures des Forces canadiennes que j'ai entendues depuis longtemps.

    Nous avons tout simplement perdu la capacité de jouer un véritable rôle militaire. La marine est actuellement la seule force disposant de capacités réelles, avec 8 500 matelots et une poignée de bons navires, mais nous arrivons au stade où nous ne pouvons plus en assurer le soutien logistique pendant très longtemps. Nos frégates, qui sont le haut de gamme, devront faire dans un avenir proche leur carénage de demi-vie, mais aucun budget n'a été alloué à cette réfection. Nous n'avons pas de capacité de transport aérien lourd. Pour ce qui est de la capacité d'emport à moyenne portée, certains de nos Hercules ont 40 ans. Nous savons tous ce qu'il en est des hélicoptères. L'armée manque virtuellement de tout. Nous sommes dans une situation où nous ne pouvons tout simplement pas tenir notre rang.

    Les ministres de ce gouvernement aiment dire que le Canada frappe plus fort que son poids. Eh bien, ce n'est vrai que si nous sommes des poids mouches et je crois que nous ne méritons même plus de figurer dans cette catégorie.

+-

    M. Leon Benoit: Parlant de transport stratégique, nous avons eu des catastrophes naturelles. Il vient de s'en produire une à Terre-Neuve. Cela ne s'applique pas réellement à cette situation, mais par le passé, nous avons dû faire appel aux Américains pour transporter nos militaires et leur matériel pour lutter contre les catastrophes naturelles sur notre propre territoire. Il semble que les Canadiens ne comprennent réellement pas à quel point nos moyens sont limités s'agissant de faire face à de grandes catastrophes naturelles. Advenant--et cela se reproduira--de graves situations de troubles civils ou peut-être même d'un acte terroriste à l'avenir, nous aurons sans aucun doute d'innombrables...

    Il semble que les Canadiens ne comprennent réellement pas la gravité de ces menaces et la faiblesse de nos moyens pour y faire face. Comment cela se fait-il, à votre avis?

¿  +-(0925)  

+-

    M. Jack Granatstein: J'aimerais réellement vous donner une réponse raisonnée mais je ne me l'explique pas moi-même. Je pense que nous avons fini par croire à notre mythe de maintien de la paix. Nous semblons penser qu'il suffit d'envoyer quelqu'un avec un béret bleu n'importe où, et uniquement parce que cette personne est canadienne, tout le monde dira: «Oh, les Canadiens sont là, tout va bien». Nous considérons que nous n'avons pas besoin de soldats bien entraînés et équipés et que nous n'aurons jamais à combattre. Si j'avais un sou chaque fois que quelqu'un dit que nous ne livrons pas des guerres, que nous sommes des gardiens de la paix, j'aurais beaucoup d'argent à la banque.

    Mais la vérité aujourd'hui est que maintenir la paix, c'est combattre. Nous avons combattu dans nos opérations de maintien de la paix. Dans la poche de Medak en Croatie, en Afghanistan, partout où nous allons aujourd'hui, nos troupes sont sérieusement menacées. Nous avons besoin de militaires bien entraînés et bien équipés. Si nous n'envoyons pas des gens bien équipés et bien entraînés, nous risquons leur vie. Ce n'est pas juste à l'égard de nos militaires, hommes et femmes, ni à l'égard du public canadien. Mais nous avons laissé les gouvernements s'en tirer beaucoup trop longtemps.

+-

    Le président: Merci, professeur, et monsieur Benoit.

    Monsieur O'Brien, pour sept minutes.

+-

    M. Lawrence O'Brien (Labrador, Lib.): Merci, monsieur le président. C'est une discussion très intéressante.

    Professeur, je ne suis pas très bien informé car je suis un nouveau membre de ce comité. J'aimerais avoir une idée de ce qu'est le Council for Canadian Security in the 21st Century. Peut-être trouverais-je cela si je lisais votre biographie.

+-

    M. Jack Granatstein: Cette organisation a été formée à Calgary en 2001. Pour parler clair, c'est un groupe de pression en faveur de la défense qui milite, initialement, pour un examen de la politique de défense et un plus gros budget militaire. L'adhésion est gratuite. Nous avons un site Internet. Nous comparaissons à des comités parlementaires. Nous avons publié notre propre étude de la défense. Nous avons publié divers rapports qui ont fait l'objet de commentaires élogieux. Nous avons près de 1 000 membres, dont certaines personnalités très éminentes, mais n'importe qui peut y entrer. Vous devriez adhérer, monsieur.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Peut-être.

    Avez-vous des membres dans tout le pays, de St. John's jusqu'à Vancouver et Victoria?

+-

    M. Jack Granatstein: Oui, absolument. John Crosby habite St. John's. Il a rédigé un article sur le travail du comité, dans le dernier numéro de l'Atlantic Business Magazine.

+-

    M. Lawrence O'Brien: La relation canado-américaine est très intéressante et revêt pour moi une dimension historique. En effet, je suis de Happy Valley-Goose Bay. Goose Bay a été construite par les Américains pendant la Seconde Guerre Mondiale. Je suis sûr que vous ne l'ignorez pas.

    J'aimerais vous entendre plus avant sur certaines des remarques que vous avez faites. En fait, toutes m'ont intéressé, mais je songe à deux considérations. La première est la relation économique entre le Canada et les États-Unis et les répercussions sur notre frontière si nous n'adoptons pas une politique plus favorable aux yeux des Américains. Actuellement, nous essayons de nous en tenir à un moyen terme. Mais je conviens, et j'en suis persuadé, qu'à un moment donné il nous faudra mieux définir notre position par rapport aux Américains, que ce soit au sujet de l'Iraq ou d'autres choses.

    Il ne s'agit pas de cesser d'être Canadiens, mais nous devons reconnaître que nous faisons partie du continent nord-américain et que nous devons vivre en harmonie, sur le plan des échanges commerciaux, de la défense et de tout ce que vous voudrez, avec notre voisin d'en face.

    Qu'en pensez-vous?

+-

    M. Jack Granatstein: Je suis généralement d'accord. Je ne pense pas que les Canadiens réalisent l'importance du changement intervenu au cours des 30 dernières années. Au début des années 70, le gouvernement de Pierre Trudeau pouvait rechercher une troisième voie tout en ayant la raison de son côté. Il s'agissait, pour réduire notre dépendance à l'égard du marché américain, de rechercher des accords spéciaux avec l'Europe et le Japon, et nous en avons négociés. Cependant, les résultats n'ont pas été au rendez-vous et lorsque Brian Mulroney est arrivé au pouvoir, il s'est donné pour objectif de nouer ce qu'il appelait des «super relations» avec les États-Unis. C'est ce qu'il a fait. Cette approche a abouti au libre-échange, bientôt suivi par l'Accord de libre-échange nord-américain. Le résultat net est que nous sommes à toutes fins pratiques un marché continental inextricablement intégré--et je précise que je le déplore car j'étais opposé à l'Accord de libre-échange canado-américain en 1988 et j'ai fait campagne contre.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Nous aussi.

¿  +-(0930)  

+-

    M. Jack Granatstein: Je sais. J'ai voté pour John Turner à cause de cela.

    Nous étions alors à la croisée des chemins. Nous étions déjà pas mal engagés sur la route de l'intégration en 1988, mais l'accord l'a rendue permanente. Cette élection a décidé notre avenir, mais les Canadiens ne l'ont toujours pas pleinement réalisé. Je pense que les Canadiens ont commencé à s'en faire une idée dans les quelques jours après le 11 septembre, lorsque les Américains ont commencé à effectuer des contrôles très serrés à la frontière et qu'il a fallu tout d'un coup une heure à un camion pour passer. Il y avait des files d'attente à Fort Érié, à Peace Arch en Colombie-Britannique et à pratiquement tous les postes-frontières, des files qui faisaient parfois plusieurs milles de longueur.

    L'économie canadienne ne pouvait résister à cela plus de quelques jours. Nous avons littéralement dû aller à genoux à Washington et supplier les Américains d'admettre que nous étions de leur côté. Depuis, nous avons pris toutes sortes de décisions pour mettre en place une frontière intelligente et éviter ce genre de problèmes au passage de la frontière.

    C'est nous qui demandons un traitement favorable à cet égard. Nous ne sommes pas les seuls, nous disons: «Vous aussi avez besoin de nous». Mais nous en avons besoin davantage. Ce serait de la folie pour un gouvernement de défier les États-Unis sur des sujets importants pour leur sécurité lorsqu'on est aussi vulnérable. Si les Américains augmentent le délai de passage des camions à Fort Érié d'une minute par camion--une minute!--l'économie canadienne sera à genoux en l'espace d'une semaine. Nous n'avons pas le luxe de jouer à des jeux idiots. Malheureusement, c'est ce que nous faisons.

+-

    Le président: Il vous reste une minute, monsieur O'Brien.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Ma question suivante, très rapidement, intéresse la défense antimissile ou son absence, ou ce que nous faisons à cet égard. J'imagine que vous êtes en faveur d'une participation canadienne à un système de défense antimissile nord-américain. Où en est le Canada à cet égard, que devrait-il faire et comment?

+-

    M. Jack Granatstein: Nous devons nous faire à l'idée que les Américains vont se doter d'un bouclier antimissiles. Le gouvernement Bush le fera. J'aimerais qu'il ne le fasse pas, mais il le fera, et je pense donc que le gouvernement canadien devrait faire preuve de réalisme au lieu de se faire des illusions.

    Du fait que les Américains vont le faire, la seule question est de savoir si nous pouvons avoir notre mot à dire sur la réalisation du bouclier. Je pense que nous avons déjà trop tergiversé. Les Américains ont placé la défense nationale antimissile sous un commandement exclusivement américain. Il y avait la possibilité de la placer sous le NORAD, mais je pense que cette possibilité a disparu, à moins que les Américains ne reviennent en arrière. Je ne crois pas qu'ils le feront, et nous sommes donc de nouveau en situation de demandeur, suppliant pour un peu de considération. Si le bouclier avait été confié au NORAD, nous serions plutôt assis à la table avec eux pour négocier, barguigner, cajoler autant que possible pour obtenir ce que nous voulons. Maintenant, nous ne pouvons pas.

+-

    Le président: Merci, monsieur O'Brien et professeur.

[Français]

    Monsieur Bachand, vous avez sept minutes.

+-

    M. Claude Bachand (Saint-Jean, BQ): Monsieur le président, j'aimerais poser une petite question avant de commencer.

    Monsieur Granatstein, vous avez dit tout à l'heure qu'en 1988, vous étiez contre l'entente sur le libre-échange. Est-ce que vous étiez aussi contre l'Accord de libre-échange nord-américain, l'ALENA?

¿  +-(0935)  

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: Une fois signé l'accord de libre-échange en 1989, il était bon de l'étendre à l'ALENA. Le monde avait changé, autant se faire une raison.

[Français]

+-

    M. Claude Bachand: Parfait.

    J'ai constaté que votre présentation était extrêmement critique de la position canadienne actuelle. Vous avez parlé de sleepwalking, de ruined temple, d'anti-américanisme. Étant moi-même souverainiste en faveur du Québec, je soulève souvent ici la question de la souveraineté canadienne. Je trouve qu'actuellement, elle est sous attaque.

    D'ailleurs, dans une émission à CPAC le lendemain ou le surlendemain des attaques du 11 septembre, j'avais prévu que la souveraineté canadienne serait sous forte attaque. J'aimerais vous entendre sur ce sujet. Selon vous, les Canadiens devraient vouloir pousser l'interopérabilité encore plus loin avec leur propre marine, leur aviation, leurs fantassins. Si les Américains veulent un bouclier spatial, les Canadiens devraient dire, selon vous, qu'ils veulent aussi un bouclier spatial, que c'est important et qu'ils veulent y participer. Si les Américains veulent établir le Northern Command, comme ils ont dit qu'ils le feraient, vous voulez que nous y participions aussi. Si les Américains disent qu'il faut attaquer l'Irak même si on n'a pas beaucoup de preuves, si je vous comprends bien, vous êtes d'accord, parce que ce sont nos voisins et qu'il faut les suivre. Il vaut mieux être les voisins des Américains que les voisins d'autres personnes sur la planète.

    Vous voulez aussi qu'on dise oui à l'ajustement de nos lois d'immigration, parce qu'ils disent que nos frontières sont poreuses et qu'ils ne sont pas satisfaits de la manière dont les choses s'y passent, qu'on dise oui à la poursuite de l'intégration économique... Je ne sais pas si vous avez lu le livre de Paul Hellyer intitulé Adieu Canada, où il est clairement démontré que l'ensemble de nos entreprises sont en train d'être achetées par les Américains.

    Finalement, nous avons aussi eu des ententes de coopération en cas d'attaque, selon lesquelles les Américains pourraient venir en territoire canadien pour nous porter secours.

    Si on dit oui à tout cela, n'avez-vous pas l'impression qu'on devient le 51e État américain? On a moins de marge de manoeuvre que si on est plus critique sur chacun de ces points.

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: C'est une vaste question, monsieur. Quel est le meilleur moyen de préserver notre souveraineté? Faut-il prétendre que les États-Unis n'existent pas, ou bien reconnaître qu'ils existent et réaliser que nous n'avons d'autre choix que de collaborer avec eux sur les points qui sont d'un intérêt vital pour les États-Unis?

    À l'heure actuelle, il ne fait aucun doute que la sécurité est la priorité des États-Unis. Si nous ne collaborons pas avec eux pour assurer la sécurité de l'Amérique du Nord, les Américains s'en chargeront eux-mêmes. Que restera-t-il alors de la souveraineté canadienne? Ils feront tout le nécessaire. Le Commandement du Nord couvre toute l'Amérique du Nord. Nous avons choisi de ne pas y participer directement, hormis un groupe de planification. À mon avis, ce choix a porté un plus grand coup à notre souveraineté que tout ce que nous aurions pu faire autrement.

    En collaborant avec les Américains, en étant à la table avec eux lorsqu'on discute de ces questions, nous avons une possibilité--pas une garantie, une possibilité--de protéger notre souveraineté. Si nous ne sommes pas à la table où ces questions sont décidées, les Américains feront ce qu'ils veulent, un point c'est tout. Ils ne penseront pas aux intérêts canadiens, point. C'est un choix difficile. Collaborons-nous avec eux au risque, je vous l'accorde, d'amoindrir notre souveraineté, ou bien ne collaborons-nous pas avec eux et, dans mon esprit, perdons carrément notre souveraineté? Nous avons choisi de ne pas collaborer autant que nous le devrions. J'estime que cela fait planer un plus grand risque sur notre souveraineté que n'importe quoi d'autre.

¿  +-(0940)  

[Français]

+-

    M. Claude Bachand: Mais c'est peut-être une position du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Dans le fond, comment le Canada doit-il se placer par rapport aux États-Unis?

    Je ne suis pas prêt à dire comme vous que ce qu'il y a au Canada actuellement est de l'anti-américanisme. C'est plutôt que les Canadiens et les Québécois ne veulent pas qu'on les associe directement à un État américain. Ils veulent garder leur espace de manoeuvre dans les affaires étrangères. Ils veulent que le Canada prenne des positions sur un ensemble de sujets, et ça les amène automatiquement à avoir le réflexe de se distancer des Américains sur plusieurs sujets.

    Je ne peux pas tout à fait les blâmer. Je me rappelle qu'au lendemain du 11 septembre, il y avait même eu une discussion sur la forteresse nord-américaine. Je ne sais pas si vous vous en souvenez. Ils disaient que, comme en Europe, on pourrait avoir un point d'entrée à partir duquel on pourrait circuler partout en Amérique. Mais cela voulait dire qu'il fallait s'adapter intégralement aux lois américaines. C'est cela que ça signifiait pour eux.

    Je trouve que vous nous lancez un bon sujet de discussion ce matin. La discussion est vraiment ouverte. Si on va aussi loin que je l'ai dit dans toutes les choses que j'ai énumérées tout à l'heure, vous considérez qu'on a encore un peu de souveraineté, mais moi, je considère qu'on en a de moins en moins. J'imagine que la discussion est ouverte.

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: Le débat est certainement ouvert, monsieur. À mon sens, lorsque les Américains ont des intérêts sécuritaires manifestes, qu'ils jugent importants et qui sont menacés, il est téméraire pour nous de les contrecarrer. Nous avons amplement de latitude lorsqu'il s'agit de questions moins importantes.

    Les Américains sont habitués aux conflits d'idées, aux débats. Ils se disputent entre eux sans cesse. Ils ne seront pas fâchés si nous les contestons sur le sujet A ou le sujet B, mais si c'est le sujet C qui, à leur avis, met directement en jeu leur sécurité nationale, nous n'avons pas le luxe d'entamer une bataille avec eux. Nous devons faire preuve d'un peu plus de discernement lorsque nous jouons nos cartes avec les États-Unis.

+-

    Le président: Merci, monsieur Bachand.

    Monsieur Grose.

+-

    M. Ivan Grose (Oshawa, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Professeur, je suis d'accord avec vous. Je n'aime pas beaucoup ce que vous dites mais, étant réaliste, je ne peux qu'être d'accord. Nous n'avons pas l'option de déménager notre pays ailleurs. Très franchement, même si nous le faisions et envisagions toutes les autres possibilités, nous nous retrouverions là où nous sommes.

    L'un de nos problèmes--et vous l'avez dit vous-même--est la perception que notre régime d'immigration est poreux, et pourtant nous n'acceptons pas plus de réfugiés que les États-Unis. Ils ont leur quota, nous avons le nôtre. Ils laissent entrer le même nombre que nous.

    Ce qui m'étonne--et je ne connais pas la solution--c'est le nombre d'Américains que je connais qui ont toujours en tête l'idée que ces terroristes du 11 septembre sont venus par la frontière canadienne plutôt que par le système d'immigration américain, qui est forcément merveilleux et ne présente aucun défaut, à leurs yeux. Nous ne parviendrons jamais à anéantir cette perception.

    Je conviens avec vous qu'il vaut mieux les rejoindre dans leurs conseils, là où nous pouvons hurler contre eux, comme vous dites, sauf lorsqu'il s'agit de sujets délicats, alors qu'en étant à l'extérieur, nous aurons beau crier tant que nous voudrons, ils ne nous écouteront pas. C'est un fait incontournable et les Canadiens n'aiment pas regarder les choses en face.

¿  +-(0945)  

+-

    M. Jack Granatstein: Je suis tout à fait d'accord. Nous sommes les champions du monde de l'illusion, toujours. Nous nous faisons beaucoup de tort ainsi.

    Dans le numéro le plus récent du magazine Policy Options, publié par l'Institut de recherche en politiques publiques, vous trouverez un article de David T. Jones, l'ancien numéro deux à l'ambassade américaine à Ottawa. Il y énumère une série de déclarations faites depuis le 11 septembre par d'éminents ministres canadiens attaquant les États-Unis en des termes qui surprennent lorsqu'on les lit en série. Il écrit: «Pensez-vous que nul n'écoute? Pensez-vous que cela n'a pas un effet sur la politique américaine lorsque nous, au Département d'État, lisons de tels propos?» Il a évidemment raison.

    Trop souvent des ministres et responsables canadiens font le jeu d'un anti-américanisme bon marché en lançant des piques contre les États-Unis. C'est contre-productif, c'est stupide, c'est contraire à nos intérêts et cela alimente la perception aux États-Unis que nous ne sommes pas un pays sérieux. C'est cette perception qui nous fait le plus de tort, à mon avis. Les Américains ne croient tout simplement pas que nous comprenons.

+-

    M. Ivan Grose: Il est d'ailleurs assez étrange que certains politiciens canadiens se laissent aller ainsi sans aucun profit que je puisse voir. Je ne pense pas qu'être anti-américain vous rapporte un seul vote dans ce pays.

+-

    M. Jack Granatstein: Là, je ne suis pas d'accord, monsieur. Être anti-américain rapporte beaucoup de votes dans ce pays. John Diefenbaker a fait carrière de son anti-américanisme. Le gouvernement actuel s'en porte plutôt bien aussi. Il joue délibérément la situation iraquienne sur un mode anti-américain, à mon sens. Je pense que cela ne rapporte rien, que c'est stupide et flatte bassement les pires instincts de la société canadienne.

+-

    M. Ivan Grose: Merci, monsieur le président.

+-

    Le président: Merci, monsieur Grose.

    Il nous reste un peu de temps pour le côté libéral, et nous allons passer à M. McGuire.

+-

    M. Joe McGuire (Egmont, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Pour ne pas vous laisser sur une fausse impression, je sais où se situe l'intérêt canadien, et ce n'est pas en Europe. Néanmoins, lorsque je parle à mes électeurs--et je pense que beaucoup d'autres députés constatent la même chose lorsqu'ils rentrent chez eux la fin de semaine--ils sont pas mal rebutés par les rodomontades de Bush, de Donald Rumsfeld, et par le fait qu'ils semblent considérer que tout le monde est dans leur poche--pas seulement le Canada, les Européens aussi. C'est rendu au stade où la sympathie va plutôt à Saddam Hussein qu'à Bush. Cela aussi est une réalité. C'est ce qui se dit chez nous. Nos électeurs ne comprennent simplement pas pourquoi Bush se comporte comme il le fait, pourquoi il nous fait sans cesse la leçon avec les forces du mal opposées au bien.

    Le président viendra en visite en mai. Je suis sûr que l'accueil ne sera pas aussi chaleureux que ce que nous aimerions réserver lorsqu'un président américain vient en visite. Mais nos électeurs pensent que nous sommes un pays souverain, que nous devrions pouvoir dire à Bush qu'il n'est pas réellement le dirigeant qu'ils aimeraient voir et que nous devrions lui résister.

+-

    M. Jack Granatstein: Nous avons besoin de dirigeants politiques dans ce pays qui aient la volonté d'expliquer la réalité aux Canadiens. M. Bush n'est pas non plus mon dirigeant favori. La guerre prochaine en Iraq n'en est pas une que je livrerais, si j'avais le choix. Mais les Américains ont vécu le 11 septembre. Cela a changé beaucoup de perceptions aux États-Unis, y compris celle de George W. Bush qui, vous vous en souviendrez, était perçu surtout comme un isolationniste à son arrivée au pouvoir, comme quelqu'un qui ne voulait pas jouer de rôle dans le monde. George W. Bush a été transformé par le 11 septembre, pour le bien ou pour le mal.

    Je pense que les Américains considèrent que nous aussi aurions dû être transformés par le 11 septembre. Comme je l'ai dit dans mes remarques liminaires, la réaction canadienne au 11 septembre a été de compatir avec les Américains pendant quelques semaines, puis de dire: «Bon, c'est fini, tournons la page». Mais les Américains ont réagi très différemment, comme il se devait, comme ils le doivent, et leur gouvernement a réagi différemment aussi.

    Si les Canadiens pensent que nous avons le droit de nous dresser devant les Américains et de leur dire ce que nous pensons, il nous faut accepter que les Américains nous disent aussi ce qu'ils pensent. Et je m'attends à ce que M. Bush fasse précisément cela. Ce ne sera peut-être pas ce que nous souhaitons entendre, mais il aura peut-être bien raison, malheureusement.

¿  +-(0950)  

+-

    Le président: Merci, monsieur McGuire. Étant donné que vous n'avez pas épuisé tout votre temps. Nous reviendrons à vous lors du prochain tour.

    Nous allons passer maintenant à Mme Gallant, pour cinq minutes.

+-

    Mme Cheryl Gallant (Renfrew—Nipissing—Pembroke, Alliance canadienne): Professeur, vous avez dit que la décision d'envoyer des troupes en Afghanistan revenait à se ranger du côté de Saddam par défaut. Je suis d'accord, mais pourriez-vous expliquer cela plus avant?

+-

    M. Jack Granatstein: Je n'ai pas mentionné du tout l'envoi de troupes en Afghanistan. Je ne crois pas avoir dit un mot là-dessus. Mais je pense que nous cherchions une porte de sortie à la situation irakienne lorsque nous avons annoncé que nous reconduisions notre contingent en Afghanistan. Parlez-vous de cela?

+-

    Mme Cheryl Gallant: Oui.

+-

    M. Jack Granatstein: Je pense que c'était une esquive délibérée. Le gouvernement s'est dit que c'était un moyen d'éviter d'engager des forces terrestres en Iraq en optant pour l'engagement en Afghanistan. Je crois que c'était une erreur, notamment parce l'engagement en Afghanistan sera loin d'être une partie de plaisir, premièrement. Deuxièmement, nous envoyons plus de troupes que nous n'en avons les moyens.

    L'engagement est d'un groupe de bataille plus un quartier général de brigade. Cela représente au minimum 1 500 hommes. Il faudra des médecins que nous n'avons pas, des spécialistes que nous n'avons pas, et une infanterie sollicitée à l'excès.

    Je trouve que c'est une très mauvaise décision. Je pense qu'elle émane du Bureau du premier ministre et non du ministère de la Défense nationale. Je sais que ce dernier n'avait pas assez d'officiers pour doter un quartier général de brigade, je sais qu'il a été pris par surprise et je pense que c'était une terrible erreur. Cela va directement à l'encontre des recommandations de la Commission sur la Somalie qui disait qu'aucun engagement militaire ne devrait être pris sans l'appui des Forces canadiennes--autrement dit, sans qu'elles aient participé à la planification et indiqué ce qu'elles peuvent faire.

    C'était donc une erreur terrible à deux égards: premièrement, parce que c'est le mauvais endroit où envoyer nos troupes; et deuxièmement, c'est quelque chose que nous ne pouvons pas facilement faire avec nos effectifs actuels.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Merci.

    Quels moyens financiers et quelle restructuration militaire faudrait-il pour inverser la spirale descendante de la souveraineté canadienne?

+-

    M. Jack Granatstein: Il faudra beaucoup d'argent, pour commencer, beaucoup plus qu'on n'en annoncera dans le budget d'aujourd'hui, j'ai le regret de le dire.

    Le Council for Canadian Security in the 21st Century, dans son étude de la politique de défense qu'elle a publiée l'automne dernier, a estimé qu'il faudra 1,5 million de dollars tout de suite, rien que pour tenir bon en attendant un examen complet de la défense, qui sera l'occasion de décider nos orientations et de définir les besoins et le genre de politiques que nous voulons adopter. Selon notre estimation, il faudrait un minimum de 5 milliards de dollars de plus par an dans le budget de la défense pour augmenter les effectifs et acquérir l'équipement requis pour renforcer la réserve, qui est également en triste état.

    C'est un travail de longue haleine qui prendra probablement une décennie, avec 5 milliards de dollars par an ajoutés au budget actuel, rien que pour arriver au point que j'ai préconisé dans mon exposé, soit une force militaire modeste, efficace, moderne. Nul ne souhaite 500 000 hommes, mais je pense que nous aurions bien besoin de 25 000 de plus dans les forces régulières et probablement 25 000 de plus dans les réserves. Mais cela suppose davantage d'argent, de meilleurs équipements et une meilleure planification.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Donc, pour préciser le chiffre de 1,5 milliard de dollars, c'est un surcroît au budget de base et ne vient pas en sus de ce qui est requis pour renforcer nos forces armées.

+-

    M. Jack Granatstein: Selon notre conception, c'était un complément ponctuel de 1,5 milliard de dollars au budget actuel. Ensuite il faudra procéder au réexamen, qui aboutira à des recommandations: il faut ceci, cela, etc. Dans le budget suivant, nous commencerons alors à financer cette politique. Donc, les 1,5 milliard de dollars étaient uniquement destinés à préserver le statu quo, mais il faudra plus ensuite.

¿  +-(0955)  

+-

    Mme Cheryl Gallant: D'accord.

    Étant donné--

+-

    Le président: Très rapidement, madame Gallant.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Tout le monde est à court d'argent pour la défense. Tous les pays éliminent carrément leurs forces de réserve et utilisent les forces régulières pour la défense du territoire ainsi que pour les autres missions effectuées précédemment par les réserves. Est-ce que ce genre de politique serait seulement envisageable pour le Canada?

+-

    M. Jack Granatstein: Nous avons pratiquement éliminé déjà nos réserves. Nous sommes l'un des rares pays à avoir une force de réserve plus faible que la force régulière et je pense qu'il faut en accroître substantiellement l'effectif.

    Par exemple, un plan très réfléchi a été élaboré pour la milice. Il coûterait de l'ordre de 160 millions de dollars la première année, et il serait intéressant de voir cette somme dans le budget d'aujourd'hui. Elle n'y figurera pas, mais ce serait intéressant. Cela permettrait de reconstruire la réserve terrestre, qui avec 15 000 hommes est largement en sous-effectifs. Pourtant, nous utilisons les réserves plus que jamais par le passé.

    Nous envoyons un commandant de bataillon de réserve en Bosnie et une compagnie de réserve dans la prochaine rotation. C'est presque inouï. Près de 20 p. 100 des hommes de certaines unités sont déjà réservistes et nous envoyons maintenant une compagnie complète et je crois que l'intention est d'envoyer en sus un bataillon complet. Nous puisons pour cela dans une base déjà minuscule, et nous exigeons donc une contribution extraordinaire de nos réserves actuelles. Nous le faisons uniquement parce que les forces régulières sont tellement à court d'effectifs.

    Il serait bon d'avoir une réserve qui puisse jouer le rôle de plus en plus important de la défense du territoire, qui puisse compléter les forces régulières, servir de base de mobilisation pour des conflits futurs de type imprévisible et maintenir en vie la notion que l'armée compte pour les Canadiens. C'est en substance le rôle de la réserve.

+-

    Le président: Merci, professeur et madame Gallant.

    Monsieur McGuire, terminez votre tour.

+-

    M. Joe McGuire: Pour revenir à la déclaration du témoin voulant que Bush ait été isolationniste jusqu'au 11 septembre, je pense qu'il ne faisait que refléter l'opinion américaine. Bien que les États-Unis aient signé l'Accord de l'OMC, l'ALENA et beaucoup d'autres accord internationaux, ils veulent toujours être isolationnistes. La plus grosse surprise pour la plupart des Américains est que le Canada soit leur premier partenaire commercial. Je ne pense qu'aucun programme de relation publique ne parviendra jamais à les convaincre qu'il en est bien ainsi, car leur connaissance du Canada est un peu floue, c'est le moins que l'on puisse dire.

    Ce à quoi les agriculteurs et exploitants forestiers canadiens sont confrontés est un comportement essentiellement isolationniste des Américains. Pourtant, lorsqu'une crise comme celle-ci survient, ils nous demandent d'être à leurs côtés et de les appuyer. Bien qu'ils n'aient probablement pas besoin de notre appui militaire, ils veulent notre soutien moral, que nos dirigeants disent que les Américains ont raison et que nous sommes à leurs côtés, comme amis et voisins, etc. Mais ils ne peuvent pas avoir les deux--

+-

    M. Jack Granatstein: Monsieur, ils peuvent avoir les deux. Nous essayons bien nous-mêmes.

+-

    M. Joe McGuire: Ils sont assez gros pour avoir les deux.

+-

    M. Jack Granatstein: Il ne faut pas croire que parce que l'on est ami avec un pays--et les Canadiens et les Américains sont essentiellement des amis proches, aussi proches que peuvent l'être des nations--on ne peut pas se disputer sur les questions commerciales. Cela ne veut pas dire que nos agriculteurs ne prétendront pas d'être floués parce que le gouvernement américain aide ses agriculteurs et vice versa, et que nos exploitants forestiers ou sidérurgistes ne vont pas se plaindre. Cela arrive sans cesse. C'est inévitable.

    Même si nous appuyons les États-Unis contre l'Iraq, George W. Bush ne pourra pas aller dire aux producteurs de bois d'oeuvre américains qu'ils doivent accepter un règlement favorisant le Canada. Cela ne marche pas ainsi. Mais il y a parfois des intérêts plus larges qui transcendent les intérêts économiques étroits. Parfois ces intérêts sécuritaires plus larges peuvent se répercuter sur l'économie. J'ai mentionné les difficultés que nous aurions si les Américains prenaient une minute de plus par camion pour les formalités à la frontière. Disons les choses ainsi. Si j'étais à la Maison Blanche, c'est le genre de politique que j'adopterais pour faire plier les Canadiens. J'utiliserais ce genre de pression, sans scrupule. Je suis étonné que les Américains ne l'aient pas fait.

À  +-(1000)  

+-

    M. Joe McGuire: Voulez-vous dire qu'ils ne le font pas?

+-

    M. Jack Granatstein: Non, ils ne le font pas. Le trafic franchit la frontière avec une facilité surprenante, vu les craintes sécuritaires des Américains.

+-

    M. Joe McGuire: Eh bien, il revient lentement à ce que nous considérons être la normale, mais pendant quelques temps, il ne s'agissait pas de minutes, mais d'heures chaque jour. Mais les choses s'améliorent.

    Mais si vous étiez le premier ministre de ce pays et connaissiez le sentiment des Canadiens... Vous dites que nous voulons jouer sur les deux tableaux. Je pense que l'inclination des Canadiens est de ne pas emboîter complètement le pas aux Américains dans cette situation particulière. Ils considèrent la dernière Guerre du Golf comme légitime à cause de l'invasion du Koweit et des attaques de missiles Scud contre Israël, etc., mais ils ne comprennent pas vraiment pourquoi Bush est tellement obnubilé par Saddam cette fois-ci.

+-

    M. Jack Granatstein: Monsieur, je ne suis pas en désaccord avec l'opinion canadienne à cet égard. Les Américains n'ont pas de très bon arguments pour justifier leur guerre avec l'Iraq. Mais je pense aussi que les dirigeants politiques de notre pays ont pour rôle de conduire le peuple, d'expliquer pourquoi il faut parfois faire des choses que l'on n'a pas envie de faire, d'expliquer pourquoi des intérêts supérieurs sont en jeu, d'expliquer pourquoi, lorsqu'on a un dixième la taille de son voisin et que ce voisin est la seule superpuissance du monde et que 90 p. 100 de nos échanges commerciaux passent par ce pays, nos options sont parfois limitées. Nous sommes obligés de faire des choses qui peuvent nous répugner. Il me semble que le leadership consiste à expliquer cela au peuple, car les Canadiens ne sont pas stupides. Ils comprennent bien que leur emploi peut dépendre de l'attitude de leur gouvernement dans ce domaine.

+-

    Le président: Merci, monsieur McGuire et professeur.

[Français]

    Monsieur Bachand, pour cinq minutes.

+-

    M. Claude Bachand: Merci, monsieur le président.

    Je voudrais parler du respect des institutions internationales, surtout de l'ONU et de l'OTAN. On assiste actuellement à une crise, et je pense que toute la planète comprend que la crise est attribuable aux États-Unis d'Amérique.

    S'il y a une chose que les États-Unis d'Amérique respectent quand ça les arrange, ce sont bien les institutions internationales. Mais quand ça ne les arrange pas, ils ne les respectent pas. Autrement dit, ils sont en train d'appliquer une nouvelle doctrine internationale, en tout cas de manière plus évidente qu'avant. En réalité, ça a toujours été comme ça, parce qu'ils ont toujours été une superpuissance. Mais, comme vous dites, maintenant, c'est la seule superpuissance qui existe. Ils ont donc tendance à percevoir les institutions internationales comme des empêcheurs de danser en rond.

    Le Canada, pour sa part, est respectueux des institutions internationales, à mon avis. Il accorde de l'importance à l'ONU et à l'OTAN. C'est pour ça que c'est difficile. On peut considérer les États-Unis comme nos amis, mais si un de mes amis me dit qu'il veut aller faire un vol de banque, je ne suis pas d'accord et je lui dis que je ne veux pas y aller avec lui. Je ne compare pas la situation actuelle à un vol de banque, mais l'intervention en Irak sans preuves, alors que les inspecteurs disent qu'ils n'ont rien trouvé, apparaît très préjudiciable aux Québécois et aux Canadiens. Les manifestations en fin de semaine l'ont prouvé. Il nous semble préjudiciable d'accompagner les Américains unilatéralement dans ce qu'ils ont décidé de considérer comme juste, en laissant de côté les institutions internationales.

    N'avez-vous pas l'impression que les États-Unis font cavalier seul actuellement? Êtes-vous en train de nous dire qu'il faudrait être à leurs côtés, c'est-à-dire ne pas respecter les institutions internationales? J'ai du mal à accepter ça. Peut-être pourriez-vous préciser votre pensée là-dessus.

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: Monsieur, les grandes nations imposent toujours leur loi. L'empire britannique, lorsque les Anglais dominaient le monde, a toujours fait ses propres règles. La France a fait la même chose sous Napoléon. Les Américains sont maintenant en mesure de le faire. Les petites puissances cherchent toujours à entraver les grandes par le recours à des institutions internationales, au droit international, en tentant d'établir des règles pour se protéger contre les coups d'une superpuissance. Il n'y a rien d'inhabituel dans la situation actuelle, me semble-t-il.

    Il faut signaler aussi que les Nations Unies sont un roseau plutôt faible auquel s'accrocher. À mon avis, ce n'est pas une institution à laquelle il faut accorder beaucoup de crédit. Nous avons vu trop de gardiens de la paix canadiens tués parce que les Nations Unies ne savaient pas ce qu'elles faisaient. Nous avons vu le Rwanda déchiré parce que les Nations Unies ne parvenaient pas à agir. Fois après fois, nous avons vu les Nations Unies se comporter de manière honteuse, pour dire les choses franchement. Nous voyons aujourd'hui les Nations Unies prises en otage par la France, le pays qui mène la politique la plus cynique du monde et qui a démontré maintes et maintes fois qu'il ferait n'importe quoi pour servir ses intérêts.

À  +-(1005)  

+-

    M. Lawrence O'Brien: Bien dit.

+-

    M. Jack Granatstein: Franchement, je ne veux certainement pas suivre Jacques Chirac sur cette route.

    Vous avez parlé de l'Iraq et indiqué qu'il n'y a pas de preuves. Je pense que vous faites erreur, monsieur. Je n'aime pas la façon dont les Américains gèrent cette situation, mais il ne fait aucun doute dans mon esprit que Saddam Hussein est un monstre. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'il possède des armes de destruction massive, qu'il a un pays de la taille du Québec qui lui donne quantité d'endroits où cacher les choses et qu'il les cache bien. Les inspecteurs ne sont pas là pour le désarmer, ils sont là pour superviser son désarmement, auquel il ne procède pas. Je pense que Saddam joue avec adresse à un jeu très complexe et qu'il a réussi à embobiner l'opinion publique, particulièrement celle de Montréal la fin de semaine dernière.

[Français]

+-

    M. Claude Bachand: Tout à l'heure, vous avez dit ce que vous feriez si vous étiez le premier ministre canadien. Maintenant, si je vous comprends bien, si vous étiez le président américain, vous n'enverriez plus d'argent à l'ONU et vous pourriez vous retirer de l'OTAN au moment où on se parle. J'imagine que cela pourrait être tentant pour le président américain. Si vous étiez à sa place, est-ce que c'est ce que vous feriez? Vous venez de dire que la règle du plus fort s'applique.

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: Si j'étais le président américain, je ferais ce que fait M. Bush avec l'ONU: l'utiliser lorsqu'il peut et l'éviter lorsqu'il le doit.

+-

    Le président: Merci, professeur.

    Monsieur LeBlanc, pour cinq minutes.

+-

    M. Dominic LeBlanc (Beauséjour—Petitcodiac, Lib.): Professeur Granatstein, lorsque j'étais à l'Université de Toronto, quelques-uns de mes amis avaient suivi vos cours à l'Université York. Votre enseignement est légendaire à Toronto et je comprends pourquoi après avoir écouté votre exposé ce matin.

    Je ne rejette pas le réalisme que vous préconisez. Vous avez le luxe de pouvoir être intellectuellement cohérent--

    Des voix: Oh, oh!

À  +-(1010)  

+-

    M. Dominic LeBlanc: --et de camper sur les positions qui étaient les vôtres dans le monde universitaire, etc., et je dis sincèrement que c'est rafraîchissant et intéressant. J'aimerais cependant revenir un peu sur ce que disait mon collègue Joe McGuire.

    Comme Joe et beaucoup d'autres, je ressens--et c'est fondé sur des données anecdotiques--une grande hésitation chez les nombreux Canadiens auxquels nous parlons, surtout au sujet d'une éventuelle intervention américaine en Iraq. Vous avez parlé, par exemple, de l'Amérique du Nord et du bouclier antimissiles, du Commandement du Nord et de certaines des opérations ou institutions que les Américains sont en train de mettre en place, et vous avez dit que la position canadienne en est une de tergiversations ou de réticence, et je crois que vous l'avez bien caractérisée. Mais cela est dû en grande partie parce que l'opinion publique canadienne n'est pas encore mûre ou prête à s'engager. Pour reprendre votre parler réaliste, le public canadien n'est pas prêt à sauter dans le lit.

    Vous avez dit que parfois le rôle des dirigeants politiques est de convaincre un public réticent et vous n'avez pas entièrement tort. Vous avez parlé du tournant qu'a été l'élection de 1988. L'élection suivante a vu les Conservateurs réduits à deux sièges. Donc, on peut faire preuve de leadership politique et se jeter tête baissée dans un mur et en faire une vertu, mais dans le travail que je fais, me jeter du haut d'une falaise et dire à tout le monde que ça fait du bien lorsqu'on atterrit sur les rochers en bas... Il y a une pondération à faire. Il se pourrait bien que nous aboutissions là où vous le souhaitez, mais il faut bien choisir sa route et montrer aux Canadiens que l'on a bien réfléchi et qu'on ne fonce pas tête baissée.

    Vous avez beaucoup parlé de la façon dont les Canadiens sont perçus à Washington. Passez de l'autre côté de la frontière. Pourquoi pensez-vous que les Canadiens sont si ambivalents ou hésitants? Je suis curieux de savoir pourquoi, à votre avis, il y a cette hésitation. Vous-même avez exprimé quelques réserves. Pourquoi pensez-vous que l'on est si hésitant au Canada à embarquer avec les Américains? Si vous étiez le premier ministre du Canada, que feriez-vous pour rallier l'opinion publique ou conduire ce débat politique, sans vous jeter dans le mur?

+-

    M. Jack Granatstein: Monsieur, j'ai écrit un livre en 1995 intitulé «Yankee Go Home?». Le sous-titre était: «Les Canadiens et l'anti-américanisme». C'était en substance une histoire de l'anti-américanisme canadien et j'y disais que celui-ci était utile à certains moments de notre passé. C'était un instrument mobilisateur, un instrument psychique d'une certaine façon, que nous utilisions pour enrayer l'assimilation culturelle ou politique par les États-Unis. Mais il n'a que trop duré. Il va à l'encontre de la réalité.

    L'une des choses qu'a faite le gouvernement Mulroney, comme je l'ai dit, a été de rendre irrévocable à toutes fins pratiques l'intégration économique du continent. Nous avions déjà livré des campagnes électorales avant 1988 sur le libre-échange. En 1911, le slogan était «Pas de troc ou de commerce avec les Yankees» et le refus du libre-échange avec les États-Unis l'a emporté alors. Cela nous a probablement coûté au plan économique, mais la plupart des Canadiens semblaient prêts à payer ce prix. Lors de l'élection de 1988, les Canadiens ont décidé de franchir ce pas. Ils ne réalisaient peut-être pas qu'il serait irrévocable. John Turner a essayé de montrer qu'il était irrévocable et Brian Mulroney a rétorqué qu'on pouvait abroger le traité en une semaine. Eh bien, je pense que Turner avait raison et Mulroney tort. C'est irrévocable.

    Nous sommes déjà intégrés sur le plan de la défense. Nous le sommes sur le plan de la défense aérienne depuis 1957-1958. Nous planifions conjointement avec les Américains depuis 1940. Notre marine est aussi interopérable que possible avec la marine américaine. Notre armée de l'air utilise les mêmes avions, bien que légèrement moins modernes, que l'armée de l'air américaine. Notre armée de terre utilise à peu près les mêmes systèmes que les Américains. Nous sommes allés très loin dans cette direction. Nous regardons tous la télévision américaine. Nous lisons les magazines et romans américains. Nous vivons sur le même continent qu'eux. Donc, nous devons trouver une façon de préserver ce qui reste de notre identité tout en reconnaissant qu'il nous faut transiger avec les États-Unis.

    À mon sens, plusieurs choses nous distinguent des États-Unis, dont notre histoire, nos institutions, nos lois, nombre de nos attitudes, notre bilinguisme et notre multiculturalisme. Dans tous ces aspects nous sommes différents considérablement des États-Unis et ils sont le fondement de notre identité, à mon avis. Mais ce autour de quoi tous les Canadiens s'unissent, malheureusement, c'est l'anti-américanisme. Ils préfèrent de loin médire des Américains plutôt que de construire sur ce qui nous différencie d'eux. C'est là où le leadership politique a un rôle réel à jouer, à mon sens.

    Vous ne donnez pas l'exemple si l'attachée de presse du premier ministre traite le président des États-Unis de débile mental. Cela vous fait perdre 50 mètres sur le terrain de jeu. Cela vous coûte chaque jour dans vos rapports avec les États-Unis. Le simple bon sens devrait vous dire que ce n'est pas une façon de traiter votre voisin.

    Nous aurions besoin également de meilleurs renseignements politiques sur ce qui se passe aux États-Unis. Nous avons dix consulats aux États-Unis. Le Mexique en a 63. C'est extraordinaire. Nous ne savons pas ce que font ou pensent les Américains et nous n'avons pas la capacité de leur dire ce que nous pensons et pourquoi nous sommes différents, là où ils vivent, à Omaha et San Francisco et Peoria. Le bon sens voudrait que l'on commence par là. Nous devons nous comprendre nous-mêmes. Nous devons nous connaître nous-mêmes assez pour pouvoir expliquer qui nous sommes aux Américains. C'est ce que devrait assurer une bonne politique. C'est là où intervient le leadership politique.

À  +-(1015)  

+-

    Le président: Professeur, monsieur LeBlanc, merci beaucoup. C'est une discussion fascinante à laquelle nous pourrions consacrer toute une réunion, mais nous devons maintenant passer à Mlle Grey.

+-

    Mme Deborah Grey (Edmonton-Nord, Alliance canadienne): Merci beaucoup, Jack. J'apprécie vos commentaires.

    Dominic, je ne peux m'empêcher de réagir lorsque vous dites que le professeur a le luxe de la cohérence intellectuelle, comme si nous ne l'avions pas. Je commence à comprendre pourquoi nous sommes dans cette triste situation. Ce sont des propos incroyables. Peut-être vous êtes-vous mal exprimé, mais c'est sorti ainsi.

    Dominic a également mentionné qu'après l'accord de libre-échange les Conservateurs n'ont obtenu que deux sièges. Nous savons tous que c'est historiquement vrai. Mais sans vouloir être partisane, j'ai participé à tant de campagnes que je me souviens de certains des thèmes principaux de chacune. Il me semble que les Libéraux avaient promis d'abroger le traité ou de le modifier substantiellement, mais vous avez dit qu'il était irrévocable. Je pensais moi que les décisions sur l'hélicoptère et l'aéroport Pearson étaient irrévocables aussi.

    Je me trouvais à Washington il y a deux semaines pour le Déjeuner de prière international. Habituellement, lorsque j'y vais, je me présente: «Bonjour, je suis Deb Grey, et je viens du Canada», et on me fait bon accueil, car on nous trouve pittoresques et on nous aime bien. Il y a une ambiance chaleureuse. Cette fois-ci, j'avais tellement honte--je le ressentais tangiblement--que je n'arrêtais pas de dire: «Je suis Canadienne, mais je ne pense pas qu'il soit débile», ou «Je ne suis pas anti-américaine et ceux que vous entendez aux nouvelles ne sont qu'une poignée d'éternels mécontents.»

    Ce qui m'a le plus embarrassé de tout est survenu le vendredi 7 février. J'étais sur Capitol Hill, d'où je voyais notre merveilleuse ambassade canadienne et notre drapeau en haut du mât. Lorsque je regardais dans l'enfilade du Washington Mall, tous les drapeaux américains étaient en berne à cause du désastre de la navette spatiale.

    Je me suis rendue à l'ambassade canadienne cet après-midi là et je me suis annoncée: «Je suis Deborah Grey, députée et j'aimerais parler à quelqu'un de l'ambassade». Le type m'a demandé: «Qui voulez-vous voir?». J'ai dit «Peu m'importe, n'importe quel Canadien travaillant là».

    On m'a fait monter et une merveilleuse jeune femme, du nom d'Adrianna Borkowski, m'a fait faire la visite, à moi et à mon mari. J'ai dit: «Il faut que je vous parle de cette histoire de drapeau. Quel genre de signal envoyons-nous lorsque notre drapeau flotte en haut du mât, eh?» Elle m'a répondu: «Je ne sais pas réellement quel est le protocole». Je lui ai dit: «Mes triples me disent que le protocole devrait être que si tous les drapeaux américains sont en berne, le nôtre devrait l'être aussi». C'était une toute petite chose, mais tellement parlante conjuguée au signal que nous envoyons avec cet anti-américanisme. Il faut y remédier.

    Vous avez parlé des différends commerciaux, comme le bois d'oeuvre et l'agriculture. Oui, ce sont des questions importantes, mais qui ne devraient pas faire obstacle à la collaboration par rapport à l'enjeu énorme de la sécurité, dont nous pensons qu'elle est absolument primordiale. Nous devons nous ranger à cet avis.

    Dites-moi ce que nous devrions faire pour changer les choses. Quelle est la solution? Comment notre gouvernement peut-il envoyer des messages de force et d'unité et de coopération, au lieu de sans cesse lancer des piques? Cela ne nous apporte rien.

+-

    M. Jack Granatstein: Je ne connais pas la solution. Notre gouvernement devrait manifestement envoyer ce genre de signal, mais ce n'est évidemment pas ce qu'il fait. J'ai dit tout à l'heure le gouvernement flatte les aspects les moins nobles de l'identité canadienne. Il joue l'anti-américanisme comme carte politique.

    Mais ce n'est pas seulement le gouvernement. Les autres partis politiques le font aussi, tout comme les médias, les intellectuels et d'autres. Le réflexe canadien est de donner un coup de pied aux Américains car nous savons que nous pouvons nous en tirer, parce que nous savons que cela plaît à un vaste pan de l'opinion, car la plus grande partie de l'opinion au Canada--et je souligne «la plus grande partie»--est effectivement anti-américaine. C'est historiquement un atout électoral, c'est historiquement la façon de rallier le soutien public, mais je pense que c'est très dangereux, particulièrement dans le climat actuel aux États-Unis et dans le monde. Il est difficile de fermer ce robinet une fois qu'on l'a ouvert, mais je pense que le bon sens et l'intérêt politique devraient nous dire que s'il y a jamais eu un moment où il fallait le fermer, c'est maintenant.

+-

    Le président: Merci, mademoiselle Grey.

    Madame Neville.

+-

    Mme Anita Neville (Winnipeg-Centre-Sud, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

    Professeur Granatstein, c'est un grand plaisir. Votre réputation vous a précédé. Je suis nouvelle à ce comité et j'apprends beaucoup.

    Mes préoccupations rejoignent celles de M. Bachand et de M. LeBlanc, à savoir la souveraineté canadienne. Tout le monde autour de cette table est bien conscient de l'importance des États-Unis dans la vie des Canadiens.

    Vous dites que les dirigeants politiques doivent expliquer la réalité aux Canadiens. Je ne les ai pas notées, mais vous avez énuméré les caractéristiques qui nous distinguent en tant que Canadiens. Vous avez dit que le multiculturalisme en est une. Vous avez dit par ailleurs que pour les Américains la sécurité prime sur tout, que tout le reste lui est subordonné.

    Comment nous, Canadiens, faisons-nous preuve de leadership et protégeons-nous notre souveraineté lorsque nous sommes confrontés à des pratiques telles que les Canadiens originaires de certains pays se voient arrêtés à la frontière? Or, l'égalité de droit est une valeur fondamentale de notre société. Comment faire preuve de leadership et combattre l'anti-américanisme engendré par ce genre de chose sans trahir nos valeurs canadiennes?

À  +-(1020)  

+-

    M. Jack Granatstein: J'ai tendance à considérer que les intérêts ont préséance sur les valeurs. Les valeurs changent et naissent. Le multiculturalisme n'était pas un mot employé au Canada il y a 30 ans. Presque personne n'en connaissait seulement le concept. Tout d'un coup, il serait devenu une de nos valeurs fondamentales. Franchement, je n'y crois pas. C'est l'un des aspects qui nous distinguent des États-Unis, mais ce n'est pas une valeur canadienne fondamentale. Dans mon esprit, les valeurs fondamentales canadiennes sont des choses comme la démocratie et la liberté. Le multiculturalisme est une politique. Je ne vais donc pas aussi loin que vous.

    Vous avez demandé comment réagir lorsque les Canadiens voient être arrêtés les citoyens canadiens nés à l'étranger. Il me semble qu'il nous faut reconnaître que les États-Unis sont un pays différent qui a le droit d'édicter ses propres règles. Nous pouvons nous plaindre et nous le faisons. Nous pouvons dire qu'ils devraient traiter tous les Canadiens sur un pied d'égalité, et c'est vrai. Mais dans leur optique, ils sont attaqués. Ils pensent qu'ils sont menacés et ils le sont. Ils pensent avoir le droit, en tant qu'État souverain, de décider qui ils vont laisser entrer sur leur territoire, et ils l'ont.

+-

    Mme Anita Neville: Très bien. Poussons le raisonnement un peu plus loin.

    Si vous étiez premier ministre, comment expliqueriez-vous ce fait? Je reviens à la question de Dominic. Comment réconciliez-vous cela? Comment l'expliquez-vous aux Canadiens? Vous dites que ce n'est pas une valeur, mais je ne suis pas sûre d'être d'accord avec vous. Comment expliquez-vous ce qui nous rend différents, ce qui nous garde différents dans le contexte de la sécurité américaine ou du fait que nous sommes, avec maintenant le Mexique, le voisin le plus touché par la prééminence américaine, la domination américaine? Comment s'y prend-on?

+-

    M. Jack Granatstein: À mon avis, vous dites aux gens la vérité. Pour ce qui est de l'accès aux États-Unis, vous expliquez que les Américains possèdent leurs prérogatives. Comme premier ministre, je dirais que nous protesterons auprès des États-Unis dans les termes les plus forts, mais que les Canadiens doivent bien comprendre qu'ils sont un pays distinct, un pays en état d'alerte sécuritaire, un pays menacé et que--figurez-vous donc--nous vivons sous la même menace et donc que nous aussi devons prendre plus de précautions que par le passé.

    Je pense réellement que les Canadiens comprendraient. Je pense que les Canadiens veulent préserver le multiculturalisme, mais je ne pense pas qu'ils veuillent pour autant que les terroristes se promènent librement au Canada. Les Américains pensent que c'est aujourd'hui le cas, comme on l'a mentionné, et c'est vrai aussi de nombreux Canadiens. Je pense qu'il est temps d'admettre que nous sommes exposé aux mêmes menaces que les États-Unis et que nous devons prendre des mesures nouvelles. Il s'agit de les prendre afin de préserver les valeurs que nous chérissons. Je pense que nous pouvons le faire, mais nous ne le faisons pas en restant aveugles à ces menaces.

+-

    Le président: Merci, professeur et madame Neville.

    Monsieur Benoit, pour cinq minutes.

+-

    M. Leon Benoit: Professeur, j'aimerais aborder trois sujets différents pendant mes cinq minutes. Je vais peut-être manquer de temps, mais je commencerai par revenir sur la remarque que vous avez faite au sujet du bouclier antimissiles. Je l'ai trouvée intéressante et j'aimerais que vous nous expliquiez pourquoi il est trop tard pour que le Canada y participe et ait son mot à dire dans ce processus.

    J'ai fait partie d'un groupe de cinq ou six parlementaires qui s'est rendu à Colorado Springs en novembre. Nous avons passé deux jours avec le général Ken Pennie et le général Ed Eberhart, respectivement à la tête du NORAD et de l'USNORTHCOM. Nous avons passé une demi-journée avec chacun d'eux et le général Eberhart nous a dit sans ambiguïté que les Américains espéraient beaucoup que le Canada se joindrait à eux et que le plus tôt serait le mieux. C'était il y a seulement trois mois environ. Pensez-vous que la fenêtre s'est fermée dans cette intervalle?

À  +-(1025)  

+-

    M. Jack Granatstein: Si je ne m'abuse, les Américains ont confié la défense nationale antimissile au Commandement aérospatial--

+-

    Le président: En fait, professeur, c'est le Commandement stratégique.

+-

    M. Jack Granatstein: Oui, désolé, le Commandement stratégique.

    Le Commandement stratégique est exclusivement américain. Le NORAD, pour sa part, est un commandement canado-américain conjoint. Il est beaucoup plus difficile pour nous de participer à cette entreprise à l'intérieur d'un commandement entièrement américain que si le bouclier antimissiles était resté confié au NORAD. Je pense qu'il y avait une très bonne chance qu'il en serait resté ainsi si nous avions indiqué assez tôt notre intention de participer. Mais nous ne l'avons pas fait. Donc, nous sommes en situation de quémander la parole au lieu d'y avoir droit. Il me semble que nous avons laissé passer une belle occasion.

+-

    M. Leon Benoit: C'est donc le commandement qui vous inspire ce point de vue.

+-

    M. Jack Granatstein: Oui.

+-

    M. Leon Benoit: En ce qui concerne le déploiement en Afghanistan, vous avez dit que c'était une mission dangereuse. Je suis d'accord avec vous, mais j'aimerais entendre vos raisons.

+-

    M. Jack Granatstein: La force de sécurité en Afghanistan est actuellement stationnée exclusivement à Kaboul. Elle protège en gros le gouvernement de l'Afghanistan. Celui-ci fait pression pour que la force de sécurité internationale soit déployée également dans les provinces. Il est probable qu'il en sera ainsi et, dans cette éventualité, nous serons les principaux joueurs. Nous nous battrons contre les chefs de guerre et ce sera une situation très délicate. Franchement, nous livrerons une guerre dans un pays où nous n'avons pas de réels intérêts. Nous le ferons avec nos soldats qui, pour parler toujours franchement, n'auront pas le matériel et les renforts voulus, dont certains soldats seront postés à l'étranger pour la quatrième fois en cinq ans, à raison de six mois chaque fois. Ce sera une situation très difficile.

+-

    M. Leon Benoit: Évidemment, les Afghans sont passés maîtres dans l'art de la guérilla. Cela fait des décennies qu'ils la pratiquent. Je suis moi aussi extrêmement inquiet. Je pense que c'est une mission très importante, mais que ce n'est pas la bonne pour nous. Je suis d'accord avec vous là-dessus.

    En ce qui concerne le budget, si le gouvernement ajoutait, mettons, 1 milliard de dollars au budget de base, cela ferait sur trois ans environ 20 p. 100 à 25 p. 100 de ce que le comité a recommandé. Nous avons recommandé que le budget de base sur cette période soit augmenté de 4,5 milliards à 5 milliards de dollars. Que cela signifierait-il pour les Forces canadiennes, à votre avis?

+-

    M. Jack Granatstein: Cela signifiera que les forces armées pourront plus facilement payer leurs factures pour les opérations et l'entretien qu'aujourd'hui, mais c'est tout. Il n'y aura rien pour des équipements nouveaux.

    Je crois savoir que des capacités entières devront être mises au rancart. Des chars, des pièces d'artillerie et toutes sortes de choses devront être remisées, afin d'essayer d'économiser suffisamment pour garder les forces en état de fonctionner, et ce même avec 1 milliard de dollars supplémentaires. Il manque au ministère de la Défense nationale 4,7 milliards de dollars pour exécuter le plan de base des forces canadiennes.

+-

    M. Leon Benoit: Et la mission en Afghanistan? Il faudra payer également pour elle.

+-

    M. Jack Granatstein: Je ne vois pas encore très bien comment cette facture sera payée. Je crois savoir qu'il y aura une enveloppe pour couvrir le coût de la mission en Afghanistan.

+-

    M. Leon Benoit: Des crédits spéciaux--

+-

    M. Jack Granatstein: Il y aura des crédits spéciaux mais je crois que le ministère sera censé couvrir une partie du coût au moyen de son budget existant.

À  +-(1030)  

+-

    Le président: Merci, monsieur Benoit.

    Monsieur O'Brien.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Nombre des choses que j'avais notées ont déjà été abordées, monsieur le président, mais je vais revenir sur certaines.

    S'agissant de la défense du Canada, le ministère de la Défense nationale n'a pas qu'un rôle opérationnel. Le ministère des Affaires étrangères est celui qui imprime l'orientation politique, je suppose.

+-

    M. Jack Granatstein: Je le souhaite.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Vous le souhaitez. Eh bien, c'est de cela que j'aimerais parler. Nous ne sommes pas le Comité des affaires étrangères, mais les décisions prises par le ministère de Affaires étrangères, les orientations que le gouvernement adopte, etc. se répercutent largement sur notre politique de défense.

    Je sais que mes amis du NPD ne sont pas là, mais je ne penche pas à gauche. J'ai parfois l'impression que beaucoup des responsables de la politique ou de ceux qui animent la réflexion au ministère des Affaires étrangères penchent à gauche et que cela nous mène à une collision. Je sais que les décisions sont prises au niveau politique mais elles sont préparées à un autre niveau, au Bureau du Conseil privé ou à quelqu'autre niveau, et c'est cela qui nous mène où nous sommes. Qu'en pensez-vous?

+-

    M. Jack Granatstein: Je pense que le ministère des Affaires étrangères, comme celui de la Défense nationale, connaît de très graves difficultés. De tous les ministères, ces deux-là sont les plus mal portants, à mon avis.

    De la façon dont je vois les choses, il existe aux Affaires étrangères deux courants. Il y a, en quelque sorte, le courant idéaliste de Lloyd Axworthy qui s'intéresse à la sécurité humaine, et ce que j'appellerais le courant réaliste. Une lutte de pouvoir se déroule au sein du ministère entre ces deux courants.

    Nous attendons un réexamen de la politique étrangère. Le ministère a déjà affiché un questionnaire en ligne et le ministre va organiser une série de rencontres de discussion à travers le pays. Je crois qu'il y en aura une quinzaine. Si la politique est formulée sur la base de la consultation en ligne, ce pays est condamné. J'ai lu les communications des intervenants et, je vous le dis franchement, c'est de la pure démence. Il n'y a pas là une once de réalisme. C'est l'idéalisme canadien à l'état sauvage, la notion que le Canada est une superpuissance morale, et ce n'est pas une façon de diriger un pays.

    Nous avons désespérément besoin d'un examen de la politique étrangère mené de concert avec un examen de la politique de défense, car vous avez tout à fait raison, les deux vont de pair. Nous n'avons pas réfléchi à la politique étrangère depuis huit ans et le monde a beaucoup changé. Il n'y a pas eu de réflexion sur la politique de défense depuis neuf ans, et là encore le monde est très différent. Franchement, nous vivons dans un vide politique. Nous savons tous que rien ne va changer tant qu'il n'y aura pas un changement de premier ministre. Le problème serait le même si nous avions le meilleur premier ministre du monde. Avec l'arrivée au pouvoir d'un nouveau premier ministre dans un an, une politique nouvelle sera possible. Dans la pratique, nous aurons notre examen de la politique de défense et de la politique étrangère en 2004. Peut-être saurons-nous en 2005 ce que nous voulons faire. J'espère que nous avons autant de temps à notre disposition.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Très rapidement, dans quelle mesure la politique canadienne sur différents enjeux, défense, affaires étrangères, ce genre de choses, est-elle fondée sur les conseils des experts en sondages canadiens? On voit Allan Gregg et son équipe commenter l'actualité régulièrement. J'ai l'impression que les Canadiens adorent les sondages.

+-

    M. Jack Granatstein: Je ne les adore pas. Lorsqu'on m'appelle, je raccroche toujours. Cela explique peut-être pourquoi les sondages penchent si souvent dans la mauvaise direction. Mais vous avez peut-être raison. C'est vous le politicien, monsieur, et vous savez peut-être mieux que moi comment les choses fonctionnent.

+-

    Le président: Avez-vous une autre question, monsieur O'Brien?

+-

    M. Lawrence O'Brien: J'ai une dernière question, de nature plus concrète.

    Pour avoir parlé à des officiers canadiens, tels que généraux et colonels, j'ai l'impression que suite au 11 septembre le Canada redéploie--au moins mentalement et j'espère physiquement aussi--les CF-18 afin de leur confier davantage une mission de protection des villes au lieu d'être cantonnés dans des bases comme Cold Lake et autres, ce qui est une manière différente de protéger la souveraineté canadienne. Êtes-vous au courant de cela et qu'en pensez-vous?

À  +-(1035)  

+-

    M. Jack Granatstein: Je sais que nous avons effectué énormément de patrouilles au-dessus des villes canadiennes après le 11 septembre. Elles étaient tellement nombreuses que nos pilotes étaient épuisés. Je crois savoir que ce nombre a beaucoup diminué depuis, mais je sais qu'aux États-Unis ces dernières semaines les patrouilles au-dessus des villes ont repris. Je ne sais pas si nous en avons fait autant.

    Nous avons une très grave pénurie de pilotes. Jusqu'à ces derniers mois, nous avions une longue liste de candidats à la formation de pilote. Nous étions dans la situation étrange où, pour diverses raisons, nous manquions de pilotes et ne pouvions pas non plus en former. J'espère que des solutions sont en cours, mais c'est là l'un des nombreux problèmes que connaissent les Forces canadiennes.

+-

    Le président: Merci, monsieur O'Brien et professeur Granatstein.

    Monsieur Bachand.

[Français]

+-

    M. Claude Bachand: Merci, monsieur le président.

    Je voudrais revenir sur la discussion que nous avions tout à l'heure. Vous avez dit que les grandes nations font toujours leurs propres règles. Tout à l'heure, des gens ont mentionné que vous étiez un professeur émérite. Si vous m'aviez enseigné, je vous aurais certainement présenté un travail un peu contraire à votre thèse, mais j'espère que j'aurais quand même pu avoir une bonne note.

    J'aimerais qu'on revienne là-dessus, parce que ça revient à dire que c'est la loi du plus fort qui l'emporte. Vous avez une formation militaire et une formation d'historien. En parlant de la loi du plus fort et de la loi de la jungle, vous avez fait mention de l'Angleterre à l'époque, de la France, des Espagnols probablement. Finalement, puisqu'ils avaient le plus gros canon et la plus grosse armada, ils faisaient leurs propres règles.

    Il me semble qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, une façon de penser différente s'est développée. Les gens ont décidé que plutôt que de garder la loi du plus fort, il fallait faire un forum international où on essaierait de régler les litiges. Vous ne pouvez pas ignorer que 1945 a été une date clé, où on a décidé de créer un forum dans lequel on essaierait de régler les problèmes.

    Personnellement, je trouve que Jacques Chirac est le grand défenseur du camp de la paix et je vois George W. Bush comme étant le grand défenseur du camp de la guerre. C'est bizarre, mais je suis d'avis qu'avant de passer à la guerre, il faut donner toutes les chances à la paix. Pour moi, Jacques Chirac incarne bien cet aspect-là.

    N'êtes-vous pas d'accord pour dire que ce n'est plus la loi du plus gros canon qui doit exister aujourd'hui, mais la voie internationale? Ne croyez-vous pas que les nations doivent s'asseoir à une table et régler les questions litigieuses entre elles?

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: C'est toujours un plaisir de rencontrer un vrai idéaliste, monsieur. Je suis sûr que si j'étais votre professeur, je dirais que j'admire la vigueur avec laquelle vous défendez votre position. Mais je dirais que votre logique n'est pas fondée sur une bonne compréhension de l'histoire, car c'est vrai. Le monde ne fonctionne pas ainsi et ne l'a jamais fait.

    Les petites puissances cherchent à limiter les grandes. Habituellement, elles n'y parviennent pas. Les Nations Unies étaient une tentative grandiose de refaire le monde après l'échec de la Ligue des nations, qui était la première. Je regrette de dire que les Nations Unies n'ont pas fait mieux que la Ligue des nations. Oui, nous voulons préserver les Nations Unies. Oui, nous espérons qu'elles seront le point de départ d'un futur gouvernement mondial. Mais même alors, je regrette de le dire, les grandes puissances imposeront toujours leur volonté.

    Notre pays ne sera pas une grande puissance. Nous sommes, au mieux, une puissance moyenne et peut-être même plus cela si on établissait un classement des puissances dans le monde d'aujourd'hui. Nous devons donc faire appel à d'autres moyens de défense et c'est pourquoi nous jouons à la superpuissance morale, pourquoi nous disons que la force ne doit pas faire le droit. Mais la plupart des Canadiens admettent que les gros bataillons comptent toujours pour quelque chose. L'un de nos problèmes, c'est que nous n'avons presque pas de bataillons. Franchement, c'est pour cette raison que notre pays n'a aucun poids international.

+-

    Le président: Avez-vous quelque chose à ajouter, monsieur Bachand?

[Français]

+-

    M. Claude Bachand: En ce qui concerne la position actuelle du gouvernement fédéral, est-ce que vous convenez avec moi, au moins, que M. Chrétien essaie de garder un équilibre entre les deux? Personne ne peut dire dans quel camp il est, s'il est du côté de Bush ou du côté des pacifistes. Il est suspendu dans l'attente de voir de quel côté la balance va pencher. Est-ce que vous partagez au moins cette opinion? Est-ce que je pourrais avoir une note A avec cette affirmation?

À  +-(1040)  

[Traduction]

+-

    M. Jack Granatstein: A-moins.

    Des voix: Oh, oh!

+-

    M. Jack Granatstein: Il ne fait aucun doute que Jean Chrétien fait un brillant numéro d'équitation entre deux chaises. Mais souvenez-vous de la citation de Stephen Leacock que j'ai faite au début de mon exposé, ce professeur de McGill qui a dit en 1939 que le Canada irait en guerre parce qu'il n'avait pas le choix. Puisque nous avons déjà des navires et des avions dans la région, lorsque les Américains donneront le signal, nous irons aussi, parce que nos intérêts prendront le pas sur le désir de M. Chrétien de rester assis entre deux chaises. Il va devoir choisir et je parie qu'il choisira pour le camp américain, car les risques seront très grands si nous ne le faisons pas.

+-

    Le président: Merci, monsieur Bachand.

    Monsieur Grose, pour cinq minutes.

+-

    M. Ivan Grose: Revenons au thème de la coopération militaire. Supposons que nous, politiciens, fassions ce qu'il faut. Est-ce que les forces armées de notre pays et les forces américaines sont prêtes à collaborer plus étroitement? Laissons de côté l'équipement pour le moment.

    Je suis très proche du régiment de milice chez moi, mais si mon escadron aérien déménage de Toronto à Camp Borden, ce sera trop loin. De toute façon, on m'alignera sur celui d'Oshawa. C'est un régiment de chars et ils ont des escadrons et ce devrait aller. Il est jumelé avec un régiment gallois avec lequel il a des échanges chaque année, mais l'entraînement est avec les Américains. Les dispositions ne sont pas prises par l'état-major mais plutôt par le commandant de brigade. Parfois, c'est le commandant local de la milice, le colonel, qui fait les arrangements.

    Naturellement, mon régiment n'a pas de chars. Ils ont un simulateur, mais qui est tout petit et qui sert principalement à l'entraînement au tir. Ils s'entraînent sur des simulateurs aux États-Unis, où ils sont aussi bien accueillis que des fleurs en mai.

    Par exemple, ils ont eu un Hercules à un moment donné. On en avait besoin pour transporter du matériel et on allait leur enlever l'Hercules un samedi et un dimanche. L'avion devait aller à Fort Knox, au Kentucky. Ils m'ont appelé pour me dire que l'avion devait absolument rester, qu'il ne devait pas partir en Colombie-Britannique, même si c'était pour transporter la Reine. Je leur ai demandé pourquoi il devait rester. C'était parce que des parachutistes américains devaient venir en fin de semaine et sauter de cet avion canadien. Je leur ai demandé quelle différence cela ferait. Apparemment, les Américains ne pourraient alors pas porter les ailes de parachutiste canadiennes, auxquelles ils tenaient beaucoup.

    Je ne sais plus si je vous ai appelé ou non, David--mais je n'étais pas membre du comité alors--mais j'ai lancé des appels un peu partout. Nous avons eu l'Hercules, mais je ne sais pas comment. L'Hercules est resté et les Américains ont sauté et ont obtenu leurs ailes canadiennes.

    Voilà le genre de coopération que je détecte entre les forces armées des deux pays. Si les politiciens de notre pays se décident et font ce qui s'impose--je dois parfois me mordre la langue lorsque je dis que nous devrions aller en Iraq; plutôt, je le dis après m'être mordu la langue--pense-vous que les forces armées sont parfaitement prêtes à collaborer, qu'il suffit d'une volonté au sommet?

+-

    M. Jack Granatstein: Ce ne fait aucun doute. Les soldats veulent toujours s'entraîner avec les meilleurs, et en ce moment les Américains sont les meilleurs.

    Vous avez commencé votre question en disant «Laissons l'équipement de côté». Bien entendu, on ne peut laisser l'équipement de côté. La vérité crue est que, jour après jour, nous prenons du retard sur les États-Unis sur le plan de l'équipement. En fait, les Américains sont tellement en avance sur le monde entier pour ce qui est de la qualité de leurs équipements et la qualité de leur entraînement que nous ne pourrons jamais les rattraper, très franchement. Nous devrons peut-être nous spécialiser dans certains créneaux. Mais les soldats, les marins et les pilotes veulent travailler avec les meilleurs. Ils veulent penser qu'ils sont capables de rivaliser avec les meilleurs. C'est le cas pour nos troupes, homme pour homme, femme pour femme. Mais sur le plan de l'équipement et de la capacité d'entraînement, nous ne le sommes pas.

    Le régiment dont vous parlez ne s'est pas sérieusement entraîné depuis des années. Je sais qu'il se rend à la BFC Petawawa une fois par an et a une concentration de brigade, etc., mais la brigade n'a que l'effectif d'un bataillon et demi et pas de matériel convenable. Aucune de nos brigades régulières ne s'est entraînée depuis plus d'une décennie. Nous sommes très, très loin de pouvoir déployer une force de plus d'un millier d'hommes et de femmes ayant une réelle capacité.

À  +-(1045)  

+-

    M. Ivan Grose: Merci.

+-

    Le président: Merci, monsieur Grose.

    Madame Gallant.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Merci de rappeler, professeur, à quel point il est électoralement payant de battre le tambour anti-américain. Mais la responsabilité première d'un gouvernement est d'assurer la sécurité des Canadiens, quel qu'en soit le coût politique.

    Vous dites que les Islamistes nous voient du même oeil que les États-Unis: un pays occidental et tout ce qu'ils détestent. Pensez-vous qu'en refusant d'appuyer ouvertement les États-Unis à ce stade, nous éviterons de devenir une cible directe?

+-

    M. Jack Granatstein: Non. Beaucoup de Canadiens pensent que si nous nous distançons des États-Unis, le Canada ne sera pas attaqué. C'est de la naïveté et de la sottise. C'est à l'Occident qu'en veulent les Osama bin Laden du monde musulman. Ce sont les États démocratiques, les États laïcs, les États pluralistes, et nous en faisons partie. Notre mode de vie et nos croyances représentent une atteinte à leur vision du monde. Ce n'est qu'une question de temps avant que nous soyons attaqués, un point c'est tout.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Le ministre des Affaires étrangères a donné à entendre qu'en restant neutres, nous devenons un intermédiaire en coulisse avec l'Iraq, comme le Canada a été l'intermédiaire en coulisse avec Cuba. Est-il réaliste de croire cela dans cette situation?

+-

    M. Jack Granatstein: Je n'avais pas connaissance de ce propos de M. Graham mais, non, ce n'est pas réaliste. Je ne pense pas que nous ayons de crédibilité en Iraq. Je ne pense pas que nous ayons beaucoup de crédibilité nulle part au Moyen-Orient.

    C'est la façon typique qu'a le Canada de se croire plus important qu'il n'est. J'ai été surpris de voir qu'un des journaux accordait au Canada le crédit du compromis intervenu dans l'Union européenne. J'ai trouvé cela assez baroque, étant donné que nous n'étions même pas à la table. Néanmoins, ce serait de notre fait. Cela ne pouvait provenir que du ministère des Affaires étrangères dont un porte-parole aura voulu impressionner. Pourquoi un journal a avalé cela, je ne sais pas. Je ne sais pas non plus pourquoi M. Graham y croit.

+-

    Mme Cheryl Gallant: J'aimerais que vous nous expliquiez l'un des nombreux mots éminemment citables dont vous nous avez gratifié aujourd'hui: «Le pouvoir corrompt, mais la faiblesse aussi. Et la faiblesse absolue corrompt absolument».

+-

    M. Jack Granatstein: Ce n'est pas de moi, c'est de Josef Joffe, le rédacteur en chef de Die Zeit.

+-

    Le président: Il paraphrasait Machiavel.

+-

    M. Jack Granatstein: C'est une paraphrase moderne mais très juste. Il voulait dire par là ce que je donnais à entendre tout à l'heure. Les faibles cherchent à contenir les forts. Parce qu'ils sont trop faibles pour faire quoi que ce soit eux-mêmes, ils cherchent à établir des règles et des institutions et tentent de forcer les grandes puissances à s'y plier. Cela marche un temps, mais cela ne peut pas marcher toujours car, comme je l'ai dit aussi, les grandes puissances finissent par imposer leurs propres règles. Les grandes puissances ne se laisseront entraver que jusqu'à un certain point. Vous aurez beau essayer de transformer votre faiblesse en argument moral, en fin de compte ce sont les gros bataillons qui feront la loi. Et ils la font.

+-

    Mme Cheryl Gallant: Qu'est-ce qui est corrompu?

+-

    M. Jack Granatstein: Dans ce cas particulier, nous nous rapprochons d'une situation décrite par M. McGuire, qui a dit que ses électeurs commencent à avoir de la sympathie pour Saddam Hussein. C'est cela la corruption.

    Et M. McGuire a raison, bien sûr. De nombreux Canadiens ont de la sympathie. Nous nous disons instinctivement que les Américains sont les fiers-à-bras et les Iraquiens les petits qui se font bousculer. Mais ce petit-là est un monstre. C'est un véritable monstre. Saddam Hussein est un assassin, un tueur, un agresseur et le monde se porterait beaucoup mieux sans Saddam Hussein. Il se peut fort bien que vous, moi et M. McGuire et les électeurs de M. McGuire n'apprécient pas la façon dont les Américains procèdent, mais leur objectif fondamental est bon. Nous nous sommes laissés en quelque sorte persuader que c'est pour le pétrole. Ce n'est pas le cas. Il s'agit des armes de destruction massive dans une région absolument stratégique du monde. Nous avons donc été corrompus.

À  +-(1050)  

+-

    Le président: Merci, professeur et madame Gallant.

    Monsieur McGuire.

+-

    M. Joe McGuire: Monsieur le président, je me demandais si le professeur a un avis sur le rôle de notre garde côtière. Je sais que les Américains ont maintenant intégré leur garde côtière dans les forces armées. La nôtre a été transférée du ministère des Transports au ministère des Pêches et Océans.

+-

    M. Lawrence O'Brien: Et ils la laissent partir en mer sans carburant.

+-

    M. Joe McGuire: Il me semble que même si notre marine est l'une des armes les mieux équipées de nos forces armées, la garde côtière pourrait jouer un rôle beaucoup plus important dans la défense du Canada, peut-être pour la défense du territoire en coopération avec les États-Unis. Avez-vous jamais réfléchi au rôle que notre garde côtière pourrait ou devrait jouer, professeur?

+-

    M. Jack Granatstein: Je dois me désister, monsieur. Je n'ai réellement pas la moindre connaissance de la garde côtière. Je ne sais même pas de quels navires elle dispose.

+-

    M. Joe McGuire: Merci.

+-

    Le président: Merci, monsieur McGuire.

    Ne voyant personne d'autre désireux de poser une question, et vu que nous disposons encore de cinq minutes, je vais en poser une moi-même.

    Professeur, concernant vos propos antérieurs, vous avez évoqué ce que je qualifierais de méconnaissance de notre réel intérêt national. Sans vouloir utiliser de termes trop durs, il m'a semblé que vous faisiez un calcul de realpolitik s'agissant des intérêts du Canada. Pourriez-vous en dire un peu plus concernant cette mythologie du maintien de la paix et du multilatéralisme à laquelle nous semblons nous être abandonnés, de telle façon qu'ils deviennent la fin plutôt que les moyens de la politique canadienne?

+-

    M. Jack Granatstein: Je ne considère pas «realpolitik» comme un terme péjoratif. C'est un terme diplomatique légitime qui représente de fait le genre de politique que nous devons suivre. Pour dire les choses de façon un peu plus polie, disons que c'est une politique réaliste, car «realpolitik» a une consonance germanique qui peut froisser.

    Une politique réaliste est exactement ce que nous devrions pratiquer. Nous devons songer à nos intérêts, ce que nous n'avons jamais fait dans ce pays, à mon avis. Nous sommes partis en guerre en 1914 et 1939 sans nous demander si cela répondait à nos intérêts nationaux. La question de l'intérêt national n'a littéralement jamais été posée. Nous sommes allés en guerre parce que la Grande-Bretagne y allait, c'est tout, et cela semblait nous suffire. Je ne pense pas que c'était raisonnable. Oui, nous devions faire la guerre, mais j'aurais préféré que quelqu'un nous dise que c'était dans notre intérêt économique, correspondait à nos valeurs, allait solidifier nos relations commerciales, tout ce que vous voudrez. Mais personne n'avait jamais fait ce genre de calcul.

    Vivant joue contre joue avec une superpuissance, comme c'est le cas aujourd'hui, nous devons absolument faire ce genre de calcul. Nous devons réfléchir et déterminer nos intérêts nationaux. Je ne sais pas ce qu'ils sont, mais je pense qu'il faut les étudier et décider ce qu'ils sont. Là où nous avons fait fausse route, c'est précisément dans les domaines que vous avez signalés: la recherche du multilatéralisme, la recherche du maintien de la paix.

    Nous avons cherché à faire deux choses. D'une part, nous différencier des Américains. Le maintien de la paix était notre apanage. Nous faisons la paix, eux font la guerre. Cela flattait la mentalité canadienne. La tendance multilatéraliste de notre politique équivaut tout à fait à ce que j'ai décrit en réponse à M. Bachand. C'est notre tentative d'endiguer les superpuissances. Il y en avait auparavant plusieurs. Nous voulions les contenir le plus possible. Cela semblait être de notre intérêt et ça l'était probablement. Il est dans l'intérêt des faibles de contenir les forts. Mais le monde a changé. Aujourd'hui il n'existe plus qu'une seule superpuissance et il se trouve que nous partageons un continent avec elle.

    Pour ce qui est de l'orientation multilatéraliste de notre politique, on voit l'Europe s'éloigner chaque jour davantage de l'Amérique du Nord et le multilatéralisme est probablement très menacé. Nous sommes dans une ère où la relation bilatérale sera la clé unique de notre avenir. Plus tôt nous l'admettrons, mieux ce sera. Plus tôt nous concevrons nos intérêts nationaux autour de cette réalité, et mieux cela vaudra pour nous, car le monde existe.

    J'ai parlé tout à l'heure de trois lois d'airain. L'une est que nous sommes situés en Amérique du Nord, la deuxième est que notre économie dépend de nos échanges avec les États-Unis et la troisième que les États-Unis nous défendront, que cela nous plaise ou non. La vérité toute crue est que ce sont là les réalités que nous devons accepter. Elles sont incontournables. Évaluons notre situation de façon réaliste et façonnons nos politiques en conséquence.

À  -(1055)  

+-

    Le président: J'ai lu un article très intéressant de Thomas L. Friedman dans le New York Times de dimanche. Il y disait que la troisième guerre mondiale a déjà commencé et que celle-ci consiste en l'affrontement entre le monde de l'ordre et le monde du désordre. Il rangeait dans le monde de l'ordre les États-Unis, la Russie, l'UE, la Chine et l'Inde. Dans le monde du désordre, il distinguait trois catégories: les États faillis, les États voyous et ce qu'il appelait les États branlants, le Liberia étant un exemple d'État failli, la Corée du Nord, l'Iraq et, dans une certaine mesure, probablement l'Iran étant typiques des États voyous et le Pakistan un exemple d'État branlant. Si cela va être la ligne de clivage dans l'avenir prévisible, dans quel créneau le Canada pourrait-il jouer un rôle à l'intérieur de ce tableau d'ensemble?

+-

    M. Jack Granatstein: J'espère que nous faisons partie du monde de l'ordre et ne sommes pas simplement un État branlant, et c'est peut-être le mieux à quoi nous pouvons aspirer.

    Il n'est pas nécessairement utile pour nous de toujours rechercher un créneau, de chercher à toujours nous différencier. Si nous appliquions le calcul réaliste que je préconise, nous chercherions simplement quel est notre intérêt. Existe-t-il d'autres politiques qui servent mieux nos intérêts que de nous insérer dans un créneau? Procédons à un examen complet de la politique étrangère pour déterminer dans quoi nous insérer. Si la réponse est «créneau», très bien. Si elle est «nation d'Amérique du Nord intégrée économiquement aux États-Unis», très bien aussi. Dans l'un et l'autre cas, il me semble que notre objectif premier est de chercher à survivre comme État-nation indépendant. Pour cela, nous devons faire ce qui est nécessaire.

+-

    Le président: Merci, professeur. Je pense m'exprimer au nom de tous les membres du comité en disant que cette discussion a été très stimulante. Nous avons beaucoup apprécié vos idées. Un autre comité doit siéger dans cette salle dans quelques minutes et nous devons donc la libérer. Encore une fois, au nom du comité, merci infiniment d'être venu et d'avoir contribué à notre étude des relations militaires canado-américaines.

+-

    M. Jack Granatstein: Merci.

-

    Le président: La séance est levée.