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NDVA Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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STANDING COMMITTEE ON NATIONAL DEFENCE AND VETERANS AFFAIRS

COMITÉ PERMANENT DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES ANCIENS COMBATTANTS

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le mardi 21 avril 1998

• 1536

[Traduction]

Le président (M. Robert Bertrand (Pontiac—Gatineau— Labelle, Lib.)): Bonjour, mesdames et messieurs. Je souhaite la bienvenue au général Dallaire. Nous sommes toujours ravis de vous recevoir.

Je crois comprendre que vous avez, entre autres, des acétates à nous présenter dans le cadre de votre exposé. Comme vous le savez, vous disposez de 15 à 20 minutes pour faire vos remarques liminaires, et ensuite nous passerons aux questions des membres. Si tout le monde est d'accord, nous allons commencer tout de suite.

Général, vous avez la parole.

[Français]

Lieutenant général Roméo Dallaire (sous-ministre adjoint (Personnel), ministère de la Défense Nationale): Merci, monsieur le président, de me recevoir cet après-midi parmi vous. Je suis bien conscient que vous venez tout juste de revenir de votre voyage à Petawawa.

Je tenterai cet après-midi de vous donner une perspective très personnelle des implications de nos gens dans les scénarios opérationnels et des soucis que nous avons à leur égard. Je vous présenterai un court vidéo de trois minutes et quelques acétates. Je ferai mon possible pour me discipliner et limiter ma présentation.

Vous avez reçu un texte qui a été proposé et qui est à votre disposition, mais je me permets, face à ce sujet d'envergure, d'aborder le comité non pas en tant qu'officier d'état-major des Forces armées mais comme un général de l'armée, un soldat, un père de famille qui, je l'espère, aura à vos yeux une certaine crédibilité, tant sur le plan opérationnel que sur le plan de la famille.

[Traduction]

Je me présente devant le comité cet après-midi en tant que soldat. Je vous demande aujourd'hui d'être indulgents à mon égard car je voudrais vous faire part de sentiments très personnels qui découlent, d'une part, de ma propre situation—c'est-à-dire ma famille, etc.—et de mon expérience professionnelle au sein des Forces canadiennes.

Je suis le fils d'un soldat professionnel, un adjudant qui a épousé une Hollandaise à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes arrivés au Canada en 1946, après avoir fait le trajet à bord d'un de ces bateaux de la Croix-Rouge qui transportait les épouses de guerre; mon père a été affecté par la suite à la garnison de Québec et à un poste à Montréal.

• 1540

Dans l'après-guerre, c'est-à-dire depuis la démobilisation, nous avons vécu dans des logements faits de papier goudronné, que mon père est ses copains ont réussi à améliorer suffisamment pour en faire un logement raisonnable. Mon père a dû avoir deux emplois pendant un bon moment pour avoir un revenu suffisant pour faire vivre sa femme et ses trois enfants. À titre d'ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, il touchait une petite pension d'invalidité. Mon beau-père était commandant de régiment durant la Seconde Guerre mondiale et il est devenu, lui aussi, soldat professionnel. Mes deux fils sont dans l'armée et représentent donc la quatrième génération à faire une carrière militaire.

Donc, mesdames et messieurs, pour moi, l'armée n'est pas simplement un gagne-pain, c'est un mode de vie. C'est un mode de vie pour moi et ma femme, et c'est le mode de vie de notre famille depuis mes premiers souvenirs. Je pense que mes premières couches ont dû être kaki.

Deuxièmement, si je veux vous faire part de mes sentiments personnels, c'est aussi à cause de mon expérience de soldat professionnel. Comme bon nombre de collègues militaires qui vous relatent vos expériences personnelles ou qui auront l'occasion de le faire pendant encore un mois ou deux... disons que nous avons tous un certain bagage expérientiel. J'ai été commandant à tous les niveaux de la hiérarchie militaire, sauf l'armée de terre. J'ai été commandant en temps de paix et commandant de garnison au Canada et à l'étranger. J'ai été commandant de peloton pendant la Crise d'octobre de 1970, et à titre de jeune officier canadien-français qui sortait du collège militaire, le fait d'avoir à porter des armes en vue de les employer éventuellement contre des concitoyens canadiens m'a vraiment marqué à l'époque. En moins d'un an après être devenu officier, ma loyauté envers ma patrie, mon drapeau et tout ce qu'il représente était mise à l'épreuve. Et cette loyauté n'a jamais été ébranlée.

J'ai commandé des troupes en temps de guerre. Je les ai commandées dans le contexte de génocides et de catastrophes nécessitant une aide humanitaire. Je les ai vues mourir, se faire tuer. J'ai senti la mort. Moi-même, je suis passé près une fois ou deux lors de certains incidents, mais par la grâce de Dieu ou par pure chance, je suis encore là pour pouvoir vous parler aujourd'hui—et même s'il est vrai que je n'ai aucun handicap physique m'empêchant de remplir mes fonctions je souffre encore de troubles de stress post-traumatiques, qui m'ont amené et m'amènent encore à me faire soigner par un médecin.

Si je vous dis tout cela aujourd'hui—comme bon nombre de mes collègues militaires l'ont fait au cours des derniers mois—c'est parce qu'il est essentiel à mon avis que je vous parle en tant qu'être humain. Je suis profondément convaincu, d'ailleurs, que le comité fait oeuvre de pionnier au Canada en s'attaquant à cette question critique. À mon avis, aucune évaluation—comme celle actuellement en cours—des relations entre les forces armées et la société n'a été faite depuis que Mackenzie King a engagé le Canada dans la Seconde Guerre mondiale, conflit pendant lequel la nation et les forces armées ont formé une alliance des plus étroites qui a contribué à la victoire finale.

Je vous dis que vous faites oeuvre de pionnier parce que c'est vous qui aurez la responsabilité de définir, pour les militaires et pour l'ensemble de la population canadienne, la valeur du service rendu par les membres des forces armées. Conformément à votre mandat, que nous avons pu examiner et approfondir, et en tenant compte des cris du coeur des militaires et de leurs familles, vous, en votre qualité de députés, serez appelés à poser un geste historique qui consiste à définir la valeur du service rendu par les militaires à leur nation, de leur sacrifice, et de leur mort potentielle pour notre drapeau et pour notre patrie. Votre geste est en lui-même un geste historique qui n'a pas été posé depuis la Seconde Guerre mondiale, alors que le Canada a décidé d'y consacrer des ressources et des efforts considérables.

• 1545

Donc, en 1943, 1944 et notamment en 1945, en prévision de la démobilisation, le Canada s'est engagé également à s'occuper des anciens combattants en leur construisant des logements, en leur créant des emplois au service des postes, afin de pouvoir offrir une activité rémunératrice ou des possibilités de recyclage à tous ceux et toutes celles qui ont risqué leur vie mais ont réussi à survivre, malgré le stress psychologique que cela leur a causé, les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.

Par conséquent, mesdames et messieurs, il se trouve que nous avons actuellement presque autant d'anciens combattants en uniforme qui participent aux opérations modernes que le nombre d'anciens combattants ayant servi leur pays en Corée—soit environ 20 000 aujourd'hui par rapport aux 25 000 qui ont fait la Guerre de Corée. Si je dis que ce sont des anciens combattants de l'ère moderne, c'est parce qu'ils se voient ainsi dans bon nombre de cas.

On m'a demandé de parler de l'aspect soutien des opérations, et dans ce contexte, il me semble essentiel de vous faire comprendre—et vous m'excuserez si je vous semble impertinent—la nature des opérations militaires modernes—c'est-à-dire les opérations menées depuis la fin de la guerre froide, qui sont de nature différente, par rapport à la guerre classique faite par une armée en Europe dont les membres disposent de tous les équipements et de l'infrastructure nécessaires et se trouvent à proximité de leur famille.

Nous sommes à une époque où l'armée de terre, la marine et l'armée de l'air participent à des opérations où la sécurité nationale n'est pas en jeu, et dans un contexte particulier—c'est-à-dire que nous sommes en temps de paix, et cela vaut pour le pays, le gouvernement et même le quartier général de la Défense nationale. Par contre, les troupes canadiennes sont expédiées dans des zones de conflit, et les balles, les massacres et l'odeur de la guerre ne sont pas moins réels qu'ils ne l'étaient pendant la Seconde Guerre mondiale, la Première Guerre mondiale ou la Guerre de Corée.

Pour vous donner une petite idée, permettez-moi de vous présenter une courte vidéo sur certaines des opérations de l'ère moderne; j'espère seulement avoir les capacités techniques requises pour le faire.

[Note de la rédaction: Présentation vidéo]

• 1550

Lgén Roméo Dallaire: Je me présente donc devant vous aujourd'hui, quatre ans jour pour jour après avoir reçu l'ordre de l'ONU de retirer mes troupes du Rwanda, et ce en raison de l'apathie de la communauté internationale.

Nous espérons donc vivement que les revendications et les cris du coeur des membres des forces armées et de leurs familles ne seront pas reçus avec apathie et que la nation tout entière saura reconnaître les conséquences de la guerre telle qu'elle est pratiquée à l'ère moderne.

Quand nous avons fait la Guerre de Corée, l'armée était en pleine expansion et c'est en 1958 qu'elle a atteint son apogée avec environ 150 000 soldats. Ces soldats sont revenus et ont été réintégrés dans une armée composée entre autres d'anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et disposant de ressources de plus en plus importantes qui dépassaient de loin nos attentes. C'est alors qu'a débuté la période de 40 ans pendant laquelle nous menions, en temps de paix, les opérations de la guerre froide, opérations qui s'appuyaient sur une gamme complète de services, d'équipements et de structures, et qui offraient aux soldats qui servaient en Allemagne par le biais de l'OTAN un mode de vie tout à fait acceptable sur les plans culturel et social.

Mais tout d'un coup, en 1989, le scénario de la guerre classique ne s'appliquait plus, puisque l'ennemi avait disparu. Ensuite, nous avons entamé tant bien que mal les années 90, en commençant par la crise d'Oka, qui a été suivie par la guerre du Golfe et une longue série d'initiatives humanitaires menées dans le cadre d'opérations de maintien de la paix—et il s'agissait bien d'opérations et non de guerre—qui ont exposé les soldats canadiens aux horreurs de la guerre et à une cruauté et une brutalité inimaginables qui les dépassaient.

À l'exception de ceux qui avaient vu les camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale, aucun d'entre eux n'avait jusqu'alors été confronté de façon aussi réelle aux difficultés morales qui sous-tendaient ces opérations humanitaires, politiques, sécuritaires ou militaires fort complexes auxquelles nous participons depuis un moment et auxquelles nous continuerons de participer pendant encore un certain temps, au fur et à mesure que tous ces pays essaient de maîtriser les complexités de la démocratie et de la vraie indépendance à l'aube du prochain millénaire.

Je me rappelle d'une observation que m'a faite ma belle-mère à mon retour du Rwanda après 14 mois à l'étranger, dont presque quatre mois de vraie guerre. Elle m'a dit que même si mon beau-père avait été absent pendant presque six ans durant la Seconde Guerre mondiale, avait commandé un régiment et perdu des soldats, avec toutes les épreuves que ça avait dû causer, elle n'aurait jamais pu survivre ce à quoi avait survécu ma famille, car pendant la Seconde Guerre mondiale, les familles avaient accès à peu d'information, étant donné que les médias étaient beaucoup plus limités et que l'information qui sortait d'une zone de guerre faisait l'objet de restrictions rigoureuses. Les personnes touchées par la perte d'un proche vivaient cette expérience avec une très grande intensité. Mais à l'ère des communications et des médias modernes et de la transparence, ma famille a vécu ces quatre mois de guerre exactement comme moi. Il est vrai qu'elle ne la sentait pas comme moi et qu'elle ne manquait pas de nourriture, d'eau et de fournitures médicales comme moi, mais elle a connu cette même fatigue et elle a vu tout ce que j'ai vu. Car chaque jour que j'étais à la guerre, les membres de ma famille passaient d'une chaîne de télévision ou de radio à l'autre, en attendant le prochain reportage qui leur dirait si j'avais été tué, capturé, blessé ou autre chose.

Le fait est que nos familles vivent nos missions avec nous. Il ne s'agit pas d'un exercice distinct. Voilà donc une toute nouvelle dimension du soutien qu'on doit assurer aux groupes arrières, c'est-à-dire le soutien que nous devons offrir à nos soldats, vu les conditions dans lesquelles ils sont appelés à servir leur pays. À mon avis, les accusations selon lesquelles les dirigeants militaires n'ont pas été sensibles à cette nouvelle dimension ou n'ont pas su y répondre sont généralement vraies, car nous-mêmes nous sommes retrouvés dans ce nouveau contexte sans pouvoir nous y préparer, et certains d'entre nous l'ont suffisamment vécu ou observé pour se rendre compte de ses conséquences.

• 1555

Deux de nos trois enfants ont dû recourir aux services d'un psychologue. Je me demande si ma femme ne devrait pas, elle aussi, consulter quelqu'un, étant donné la situation actuelle.

Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons plus continuer de la même façon. Les expériences du passé récent indiquent bien que nous hypothéquons notre avenir. Qu'allons-nous faire?

Peut-être pourrais-je vous demander de regarder ces quelques acétates.

Ceux qui servent leur pays à l'étranger le font à l'heure actuelle dans un contexte où il n'y a plus de règles. Les personnes qui sont à l'origine de ces catastrophes humanitaires ne respectent pas les règles. Par contre, nous, nous devons les respecter. Et en continuant à les respecter, nous allons continuer à subir des pertes, mais contrairement à la Seconde Guerre mondiale, nous subissons ces pertes et nous nous acquittons de ces tâches en sachant pertinemment que la sécurité de la nation n'est pas en jeu. Et ce seul facteur influence notre réaction à ceux et celles qui sont affectés à ces diverses opérations militaires et à ceux et celles qui reviennent, que ce soit dans un sac à dépouilles ou avec un membre ou deux en moins, ou encore sans avoir toutes ses facultés intellectuelles.

Voilà quelque chose que le pays a du mal à reconnaître. Ses dirigeants ont, eux aussi, du mal à reconnaître cette réalité. Et il est difficile de la décrire à ceux qui ne l'ont pas sentie, n'y ont pas goûté, ne l'ont pas vécue et n'y ont pas survécu, que ce soit les membres eux-mêmes ou leur famille.

Jusqu'au début des années 90, nous arrivions à prévoir le niveau de stress que pourrait connaître un individu tout au long de sa carrière. La ligne pointillée bleue offre une sorte d'illustration. Il s'agissait d'exercer le métier de soldat en temps de paix, c'est-à-dire d'accepter l'éventualité d'une guerre, bien entendu, et d'intervenir lorsqu'un incident majeur se produisait, comme au Congo, en Chypre en 1974, pendant la Crise d'octobre, etc.—même si ces incidents occasionnels étaient préoccupants et représentaient une source de stress importante. Mais en général, un soldat et sa famille connaissaient évidemment certaines périodes de stress, au cours d'une carrière de 35 ans, en raison des déplacements constants, des changements que ce mode de vie imposait aux enfants, et des pressions associées au fait d'avoir à changer d'emploi et de lieu de résidence, etc., mais tout cela faisait partie de la vie du militaire. Autrement, la famille évoluait dans ce contexte, et son mode de vie en tenait compte.

Mais au début des années 90, au moment même où s'opéraient les réductions budgétaires, nous nous sommes trouvés dans une situation tout à fait différente de celle que nous avions connue dans les années 50. Le rythme des opérations s'était fortement accru et la nature de ces opérations était tout autre. Par conséquent, les niveaux de stress sont montés en flèche.

Les soldats étaient affectés à des missions devant durer six mois. Voilà donc qu'ils étaient stressés avant de partir, pendant toute leur mission et après le retour. Ensuite, ils revenaient pendant un certain temps—des fois pendant moins de 12 mois—avant de repartir en mission, avec tout ce que cela comportait pour le soldat et sa famille.

Malheureusement, nous n'avions pas mis en place un système qui nous permette de nous assurer que le stress initial associé à des opérations aussi complexes et exigeantes nÂest pas trop élevé, et deuxièmement, qu'il soit possible de ramener ce stress à un niveau acceptable avant que les soldats repartent en mission. Il s'agit donc de savoir comment on peut ramener leur niveau de stress à un niveau gérable et de faire en sorte que la famille profite de l'expérience en sachant que ça fait partie de la vie de militaire, et que tout cela est gérable, afin qu'elle soit prête à refaire la même chose après une période de répit?

Donc, il n'était guère surprenant que certaines décident d'y renoncer et que les familles se réveillent un jour en disant: ce n'est plus possible. Dans les cas extrêmes, quelles autres conséquences personnelles tout cela a-t-il pu avoir?

[Français]

Alors, que fait-on de ce scénario? Vers quel scénario voudrait-on se réorienter?

• 1600

Bien sûr, lorsqu'on se sera engagé dans ces opérations, le stress va augmenter. Lorsque les gens risquent leur vie et leurs amours, il est normal que cela cause du stress dans toute la famille. Mais on ne peut plus laisser ce stress contrôler la situation. Il faut trouver des moyens, non pas de minimiser, mais de contrôler ce stress, et d'appuyer la famille et l'individu à son retour afin qu'ils reviennent à un état normal. Il ne s'agit pas de dire: «Tu es revenu, prends congé et occupe-toi de tes problèmes.» Il faut ramener la famille et l'individu à un état normal. L'individu sera peut-être enrichi de son expérience et prêt à recommencer après une période raisonnable. C'est donc une courbe qui évolue.

Lorsqu'on regarde tous les programmes disponibles, on voit qu'il y en a une multitude, mais est-ce que tous ces programmes-là ont été restructurés et réorientés de manière à répondre aux besoins de l'ère moderne?

[Traduction]

Quant à l'aspect accessoire de la gestion des ressources humaines, est-ce que tous ces divers programmes devant permettre de soutenir les soldats affectés aux opérations et leurs familles se sont vraiment enclenchés? Est-ce qu'ils étaient tous jugés prioritaires? Est-ce qu'ils se complétaient de manière à créer une certaine synergie de sorte que les soldats et leurs familles puissent avoir un niveau de stress raisonnable, exercer un certain contrôle sur leur vie personnelle et surtout respecter leurs engagements de manière à continuer à servir dans les forces armées?

Si je me fonde sur mon expérience personnelle et sur ce que je sais des expériences d'autres personnes, je dirais que nos efforts n'ont pas tellement réussi dans ce domaine, à cause de politiques mal adaptées ou contradictoires, des ressources dont on disposait et tout simplement parce que nous avons tardé à reconnaître la nature changeante des opérations militaires à l'ère moderne.

Je voudrais conclure, monsieur le président, en affirmant que nous sommes entrés dans une ère nouvelle. Certains diraient—et je l'ai moi-même dit tout à l'heure—que nous y sommes arrivés mal préparés. Nous sommes à une époque où le travail du soldat et les opérations ne vont pas en se simplifiant. Nous sommes au contraire appelés à participer à des missions complexes qui comportent un niveau de stress élevé. C'est en même temps un travail très gratifiant qui rend service à l'humanité qui a justement besoin de la présence d'un pays comme le Canada.

Mais certains coûts sont rattachés au service que je rends à la patrie dont notre drapeau est le symbole. Et pour moi, depuis la Crise d'octobre jusqu'à maintenant, le drapeau a toujours été beaucoup plus qu'un objet qu'on retrouve sur les édifices et dans les parcs. Je lui ai consacré toute ma vie. J'ai risqué ma vie pour lui. Et ma famille s'y est engagée aussi.

Le comité est chargé d'évaluer la situation et déjà il sait, pour l'avoir entendu lui-même, que servir la patrie et défendre le drapeau entraînent des coûts énormes. Dans le contexte de votre mission historique, vous allez donc chercher à définir la valeur du service que rendent tous ceux et toutes celles qui portent l'uniforme et défendent notre drapeau. Que vaut ce service? Vous allez écrire un nouveau chapitre de l'histoire des affaires politiques et militaires du Canada qui nous guidera pendant des dizaines d'années. Donc, on ne peut surestimer l'importance de cette étude et des conclusions qui en découleront.

Je ne serais pas troublé si on m'accusait, en tant que dirigeant militaire de haut niveau, d'être insensible, de n'avoir pas de recul, d'avoir perdu le sens des priorités ou même de carriérisme. Je suis serein en ce qui concerne mon passé, et j'estime avoir passé suffisamment de temps sur le terrain et vécu suffisamment d'expériences différentes pour pouvoir me comparer très favorablement à n'importe lequel de mes subalternes. Quoi qu'il en soit, si on estime que nous n'avons pas bien rempli notre mandat, ou si les troupes sont d'avis qu'on ne leur a pas fourni les ressources et le soutien dont elles ont besoin—d'ailleurs, les soldats et moi-même vous l'avons dit—nous ne survivrons pas si l'étude du comité ne débouche pas sur une orientation et une solution très claires en ce qui concerne les membres des forces armées qui rendent un service essentiel à leur pays.

• 1605

[Français]

Merci beaucoup, monsieur le président.

Le président: Merci beaucoup, général, de votre témoignage. Nous passons maintenant à la période de questions. Nous allons commencer par M. Hanger.

Monsieur Hanger.

[Traduction]

M. Art Hanger (Calgary-Nord-Est, Réf.): Merci, monsieur le président.

Merci beaucoup pour votre exposé, général. J'avoue que je suis un peu perdu. Je dois vous demander, tout d'abord, si vous avez présenté tout ça aux troupes qui sont à Petawawa, Edmonton ou dans une autre base.

Lgén Roméo Dallaire: Oui, en effet. Il ne s'agit pas de données scientifiques. Ce que je vous présente là, ce sont les convictions profondes et l'analyse d'un soldat de terrain, analyse qui se fonde sur ses discussions avec toutes les personnes avec qui il a servi, non seulement à l'étranger mais au Canada. C'était ma façon de décomposer le problème en éléments que je puisse plus facilement comprendre et approfondir, de sorte qu'à partir de cette analyse, je puisse explorer diverses possibilités qui débouchent sur des solutions pour les membres des forces armées.

Donc, je ne suis pas allé moi-même montrer ce graphique aux membres des forces armées. Par contre, j'ai demandé à une équipe de faire le tour des bases pour parler de la dimension humaine et la qualité de la vie au cours de la dernière année, mais elle s'est surtout intéressée à des questions techniques—autrement dit une discussion détaillée des avantages et inconvénients de différents projets, de ce qui est fait, de ce qui n'est pas fait, etc.

M. Art Hanger: Le comité a fait le tour du pays et a donc parlé à un grand nombre de soldats et d'officiers. Ce qu'on m'a dit, entre autres, c'est que les dirigeants militaires n'ont pas les qualités voulues. Vous dites que vous êtes serein par rapport aux accusations faites contre les militaires haut placés. Après avoir entendu les doléances des membres sur le terrain, je dois vous dire que je pourrais difficilement être serein à votre place. Les logements de bon nombre de vos troupes tombent en ruine, leur matériel est vétuste et à peine utilisable, ils sont scandaleusement mal payés, etc.—la liste des problèmes est longue.

Permettez-moi de vous lire un extrait d'une note qui m'a été envoyée par un soldat:

    Cela vous intéressera peut-être de savoir que le Bureau du logement des Forces canadiennes a annoncé une augmentation des loyers des logements familiaux pour cette année. Il s'agit d'une augmentation de 6 p. 100 qui, comme par hasard, correspond à 50 p. 100 de l'augmentation de 3,2 p. 100 que vient d'annoncer le ministre de la Défense. C'est également deux fois la somme que font payer les agents de location civils dans notre localité. C'est tellement rassurant de savoir que le gouvernement actuel s'occupe si bien de ses soldats surchargés et sous-rémunérés. Mais comprenez-moi bien: j'apprécie cette augmentation de salaire; je me demande simplement comment le Bureau du logement des Forces canadiennes peut justifier une augmentation des loyers qui est deux fois plus élevée que la moyenne locale, et à moins que mes informations soient inexactes, deux fois plus élevée que le plafond établi pour les augmentations de loyer en Ontario.

Nous avons justement visité certains de ces logements aujourd'hui à Petawawa. Nous n'en avons pas vu beaucoup, mais il est clair qu'ils ne répondent pas aux normes. À mon avis, la plupart d'entre eux devraient être déclarés inhabitables.

Donc, général, je ne pourrais pas être serein en sachant que cette situation déplorable persiste au sein de l'armée canadienne alors qu'on vous a promu à ce poste pour que vous vous occupiez du personnel.

Vous avez parlé de votre expérience dans une famille militaire, du fait que vous et les membres de votre famille ont dû vivre dans des logements qui ne se conformaient pas aux normes, c'est-à-dire des bicoques faites de papier goudronné, et des privations que vous avez dû endurer une bonne partie de votre vie. Eh bien, si tout cela vous a tellement marqué, pourquoi n'avez-vous rien fait? Vous occupez un poste qui vous permet d'agir sur le problème maintenant, et même avant d'obtenir votre promotion, vous étiez en mesure de faire quelque chose. Pourquoi vous a-t-on promu?

Lgén Roméo Dallaire: Eh bien, je vais vous répondre directement...

M. Art Hanger: J'espère bien que oui.

Lgén Roméo Dallaire: ... d'abord concernant votre interprétation de mes remarques.

• 1610

Si je suis serein, c'est parce que je me suis battu, j'ai survécu, j'ai vécu avec des soldats sous mon commandement qui mourraient, et j'ai toujours respecté l'engagement que j'ai pris de servir ma patrie. Cette sérénité vient du fait que j'ai vécu toutes ces choses-là et j'ai survécu—je ne sais pas dans quelle mesure ma survie... disons que je suis serein parce que je peux m'associer aux souffrances et à la douleur des soldats et de leur famille parce que moi-même je suis passé par là.

Je dois vous dire que j'ai fait preuve d'une grande retenue en n'invitant pas ma femme à m'accompagner aujourd'hui pour vous raconter son histoire, l'histoire de la femme d'un commandant affecté au théâtre des opérations. Comme tous les autres, elle aurait pu vous décrire le stress, les tensions et les exigences associés à l'époque fort complexe dans laquelle nous vivons actuellement.

Mais ma sérénité ne vient pas du travail que j'ai accompli en m'acquittant des fonctions de mon poste. Elle ne vient pas d'un sentiment de compétence ou d'incompétence en ce qui concerne la façon dont je me débrouille par rapport aux procédures, aux contacts avec les différents ministères ni même aux mesures que je vais pouvoir prendre pour répondre aux besoins des membres. Elle vient tout simplement du fait que je suis pour eux une âme soeur. Je ressens les mêmes émotions, les mêmes souffrances, et je connais les contraintes que toutes ces personnes qui ont servi avec moi et celles qui ont survécu au cours des 10 dernières années.

Donc, j'occupe un nouveau poste, et vous avez parfaitement raison. Depuis un an, je consacre mon temps à une analyse de questions liées à la qualité de la vie. Nous avons réalisé certains progrès. Mais nous n'avons pas réussi à avoir une vue d'ensemble sur une évolution qui nous a touchés directement. C'est un peu comme si en constatant qu'on avait 1 000 soldats qui s'étaient coupés, on s'était contenté de leur donner 1 000 pansements. Mais une fois que vous avez vos 1 000 pansements, vous ne vous sentez pas mieux. Ça permet d'arrêter l'hémorragie; voilà tout.

Que peut-on donc faire pour qu'ils se sentent mieux? Quelle est la solution globale qui va nous permettre de répondre aux demandes tout à fait justes et raisonnables que nous font les membres des forces armées pour qu'ils puissent continuer à servir leur patrie et à faire tous ces sacrifices. Voilà l'essentiel de mon travail.

M. Art Hanger: Plutôt que d'inviter votre femme, général, j'aurais préféré que vous vous fassiez accompagner d'une des femmes des caporaux auxquelles nous avons parlé aujourd'hui, pour qu'elles vous disent ce que c'est que d'avoir élevé des enfants dans des logements familiaux qui sont sur le point de s'effondrer.

Lgén Roméo Dallaire: Vous avez tout à fait raison.

M. Art Hanger: Général, je dois vous poser la question suivante: c'était quand la dernière fois que vous êtes allé dans les bases pour parler à vos troupes, et pour leur demander ce qu'elles pensent de ce que leur font les dirigeants militaires et les élus?

Lgén Roméo Dallaire: Je suis bien content que vous me posiez cette question, car je viens de terminer mon commandement dans la zone du Québec, et j'ai donc visité chacune de mes bases. Moi-même j'ai vécu dans les logements familiaux. En fait, je viens tout juste de m'acheter une maison à Québec. J'ai vécu dans ces logements familiaux, et j'ai vu la façon dont les soldats vivent...

Et en tant que commandant de la base de Valcartier, j'ai eu moi-même à faire des compromis quand il s'agissait de choisir d'investir dans l'infrastructure, le milieu du travail, les systèmes d'armes, l'entretien, etc., ou encore dans les logements familiaux. Il m'est arrivé de prendre la décision d'investir dans les systèmes d'armes plutôt que dans les logements familiaux. Je l'ai fait, ça. Et bon nombre de mes collègues l'ont fait également. Nous n'avons pas réparé les logements familiaux. Avec les ressources dont nous disposions, nous avons décidé de réparer les ateliers qui permettent d'entretenir les systèmes d'armes qui nous sont nécessaires pour faire notre travail.

Vous vous demandez peut-être ce que nous avons sacrifié? Mais le fait est que nous faisons ça depuis des années. Est-ce l'une des raisons pour lesquelles les logements familiaux sont maintenant dans un tel état? Ma réponse serait: oui, sans doute.

Lorsque j'étais directeur chargé d'étudier les besoins de l'armée vers la fin des années 80, pendant qu'on essayait de donner suite aux recommandations du fameux Livre blanc de 1987, qui a d'ailleurs été complètement émasculé par les réductions budgétaires qui ont suivi, je faisais partie du personnel chargé des besoins opérationnels qui défendait la nécessité d'investir dans les édifices, l'infrastructure, les jetées et les hangars—l'équipement opérationnel, quoi—mais qui avait l'habitude de dire: «Nous n'avons pas suffisamment d'argent pour construire un gymnase ou une piscine pour les militaires et leurs familles. Nous ne pouvons nous permettre de réinvestir dans ce genre de chose parce que nous avons à peine suffisamment de ressources pour assurer le maintien de nos opérations.»

• 1615

Alors, vous avez parfaitement raison de dire que moi aussi j'ai fait ce genre de chose.

M. Art Hanger: Mais maintenant que vous êtes en mesure de remédier à ce problème, qu'allez-vous donc faire au sujet des logements?

Lgén Roméo Dallaire: C'est quoi le plus grave problème? Est-ce les logements? C'est certainement les logements familiaux. C'est aussi le fait d'avoir à vivre au centre ville. C'est aussi les logements dont disposent les hommes et les femmes membres des Forces qui sont seuls et qui doivent vivre au centre ville...

M. Art Hanger: Oui, je connais la nature du problème; je vous demande simplement ce que vous comptez faire? Quel est votre plan?

Lgén Roméo Dallaire: Vous me demandez de vous révéler la teneur de mes discussions actuelles avec le chef d'État-major de la Défense, avec le sous-ministre et probablement, du moins dans un avenir rapproché, avec le ministre, et j'estime que ce n'est pas approprié.

M. Art Hanger: Vous n'êtes même pas en mesure de nous en donner une petite idée afin qu'on puisse dire aux troupes quelque chose qui va peut-être les rassurer un peu...

Lgén Roméo Dallaire: Disons que nous devons absolument établir des normes nationales. C'est la seule information que je peux vous donner.

Les membres qui servent dans les différentes régions du pays et qui sont appelés à se déplacer et à s'installer ailleurs, doivent absolument bénéficier d'une norme nationale, car ils font partie d'une institution nationale. Quand nous allons au Rwanda ou en Bosnie, nous ne sommes pas là pour représenter l'Ontario ou la Colombie-Britannique; nous y représentons toute la nation. Nous ne pouvons pas envoyer nos troupes là-bas en nous disant qu'il est tout à fait normal que ceux qui restent derrière—et Dieu seul sait ce qui va nous arriver—vivent au-dessous du seuil de la pauvreté. Ce n'est pas ça qui va inciter les troupes à mettre leur vie en péril.

Le président: Merci, monsieur Hanger.

Monsieur Lebel.

[Français]

M. Ghislain Lebel (Chambly, BQ): Monsieur Dallaire, bonjour.

Lgén Roméo Dallaire: Bonjour.

M. Ghislain Lebel: Je vous félicite de votre présentation. Je ne connais pas votre épouse, mais je connais votre soeur et votre mère, qui habitent dans mon comté.

Lgén Roméo Dallaire: Mon Dieu, oui, c'est vrai!

M. Ghislain Lebel: Quand vous étiez acculé au mur au Rwanda, votre soeur m'avait appelé un jour pour me demander de faire intervenir M. Bouchard, qui était chef de l'opposition officielle à l'époque, pour questionner le premier ministre et essayer de vous envoyer de l'aide.

Lgén Roméo Dallaire: Il va falloir que je lui parle de cela.

M. Ghislain Lebel: Je peux vous dire que vous êtes tombé dans le mille. Il est vrai que les épouses des militaires sont terriblement stressées, de même que les familles, y compris la vôtre. J'arrive d'une tournée avec mes amis politiciens de tous les partis. C'est ce qu'on a senti sur le terrain.

Vous félicitez notre comité, mais il n'y en a pas beaucoup au-dessus de vous dans l'armée actuellement. Je ne connais pas bien cela, mais j'ai l'impression qu'il n'y a pas plus de deux ou trois personnes au-dessus de vous dans l'armée actuellement. Vous êtes à la porte de Dieu le Père lui-même. Comment se fait-il que vous mettiez de l'espoir dans notre comité? Les militaires nous disaient encore ce matin: «On n'espère pas grand-chose de votre tournée, dans le fond.» C'est ce qu'ils nous disent, et on ne peut pas les rassurer quant aux effets de notre tournée générale. Au plan politique, c'est bien de dire qu'on en espère beaucoup, mais on n'est pas sûrs que Dieu le Père, dont je parlais tout à l'heure, va nous écouter. De votre côté, vous êtes en mesure de parler, sinon directement, du moins par personne interposée, ou bien à Dieu le Père lui-même, ou bien à Dieu le Fils, en tout cas à quelqu'un de l'entourage de Dieu le Père.

Je suis d'accord avec vous, général, que les choses vont mal dans notre armée et qu'elles vont très mal au point de vue du moral. Il y a des choses à préciser. Est-ce que le moral est le résultat direct des conditions de travail, du salaire ou de choses semblables? Je ne saurais dire en ce moment si c'est le cas, car je ne le sais pas. Je préfère vous faire confiance à cet égard.

Les membres du comité veulent bien pousser la charrette dans le même sens que vous, mais je pense que vous êtes l'homme tout indiqué pour être en avant et conduire la charrette.

Cela m'amène à vous poser une question, général. Quand vous voulez des hélicoptères, des avions et des sous-marins, vous avez une oreille attentive et ces commandes-là arrivent assez vite. Est-ce que vous ne devez pas maintenant mettre la pédale douce au plan de l'équipement et vous réorienter? Ça fait mal parce que ça ne paraît pas bien. Il n'y a pas d'enjoliveur de roue ou d'enjoliveur de casque sur le chapeau d'un soldat, et ça ne paraît pas bien. Mais est-ce qu'on ne doit pas maintenant mettre des fonds et des ressources humaines à la disposition des militaires? Autrement dit, est-ce qu'on ne doit pas mettre l'accent sur les ressources humaines plutôt que sur des équipements nouveaux qui sont toujours de plus en plus sophistiqués?

• 1620

Lgén Roméo Dallaire: Je ne suis pas certain de parler à Dieu le Père, mais je parle au moins à quelqu'un qui est proche du pape. Vous avez entièrement raison. Si je suis présent ici aujourd'hui, avec l'expression que j'ai émise vis-à-vis du mandat de ce comité, ce n'est nullement dans le but de me poser en Ponce Pilate devant mes responsabilités vis-à-vis des Forces armées canadiennes. Si c'était le cas, j'enlèverais mon uniforme et je me trouverais autre chose. J'écrirais mon livre sur le Rwanda au lieu de continuer à servir.

Cela dit, vous demandez à juste titre si nous sommes dans un état d'équilibre au point de vue des ressources qui sont mises à la disposition du ministère pour répondre aux besoins des Forces armées, afin qu'elles puissent faire ce que vous voulez qu'elles fassent.

Dans ce contexte, je ne nierai jamais qu'il n'est pas aussi sexy de travailler à des dossiers d'avantages sociaux avec le Conseil du Trésor ou d'essayer de comprendre le régime de pensions ou un programme de logement que de travailler à l'acquisition d'un char d'assaut, d'un avion ou d'un sous-marin.

Il ne faut oublier que nous n'avons pas été formés pour être assis ici, à Ottawa, à travailler à de la paperasse, à faire la guerre des papiers. Moi, j'ai été entraîné pour commander et me battre dans les missions que le pays me donne. Il y a donc des apprentissages à faire, des connaissances à acquérir et à maîtriser pour faire avancer des dossiers complexes comme ceux qu'on retrouve dans le milieu décisionnel d'Ottawa.

Oui, il faut atteindre l'équilibre entre le matériel, les opérations, l'entraînement et les ressources humaines; dans cela, il y a le volet de la qualité de vie. Est-ce que cet équilibre existe? Et est-ce qu'il y aurait assez de ressources pour répondre aux besoins même si on atteignait l'équilibre? Pensez-vous que vous aurez des gens qualifiés et compétents et que vous aller maintenir le moral s'ils ont du matériel désuet et savent que s'ils vont en mission avec ce matériel, ils risquent de mourir?

Je vous rappelle les discussions de 1992-1993, alors qu'on avait beaucoup critiqué le fait qu'on avait envoyé des troupes en Bosnie avec du matériel désuet. La question qui se pose maintenant est celle-ci: est-ce que les gens qui sont dans ces véhicules sont motivés et prêts, et ont le moral assez bon pour utiliser leurs véhicules? Est-ce qu'on prend suffisamment soin des gens pour qu'ils puissent maximiser l'utilisation du matériel dont ils disposent afin d'accomplir leur mission? Vous avez entièrement raison au sujet de cet équilibre. Je fais partie du petit groupe de décideurs, au sein des Forces armées, qui doivent premièrement participer à l'analyse de l'équilibre et deuxièmement, dans votre perspective de la problématique, déterminer si, même avec un équilibre des ressources, il y en a assez pour faire le travail. Je pense que ce débat mérite d'être poursuivi.

Le président: Merci. Monsieur O'Reilly.

[Traduction]

M. John O'Reilly (Victoria—Haliburton, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

Lieutenant général Dallaire, merci infiniment d'être venu nous parler et d'avoir accepté de faire cet exercice avec nous.

Je comprends la frustration de certains membres du comité. C'est d'ailleurs la deuxième fois que je participe à ce genre d'étude. J'ai été membre du Comité de la défense nationale pendant la dernière législature. Ma question est la suivante: qu'est-ce que nous devons entendre ou apprendre de plus pour élaborer un rapport sur la situation?

Cette fois-ci, je n'ai pas autant voyagé avec le comité que par le passé, mais je suis tout de même allé à Beaumont Hamel, à Vimy et en Belgique pour l'enterrement de l'équipage du bombardier de Halifax, et j'ai rencontré des membres à Halifax, à Goose Bay et à Trenton, de même que les membres de la Légion dans diverses localités, telles que Millbrook, Minden, Haliburton et Lindsay. J'ai fait ma formation de cadet et de réserviste à Borden et à Petawawa, ce qui ne me donne pas de qualifications particulières, évidemment. L'arme que j'utilisais pendant mon entraînement a été retirée du service.

• 1625

Mais je sais, pour en avoir discuté avec les membres, que ce n'est pas uniquement une question d'argent. C'est un problème qui dépasse de loin l'aspect purement monétaire. Donc, d'entrée de jeu, ma question pour vous serait celle-ci: quel est le fond du problème, en ce qui vous concerne? Quelles sont les autres dimensions et pourquoi posent-elles problème?

J'ai également interrogé certains des témoins que nous avons reçus, notamment les officiers qui sont à la retraite. Dès qu'ils touchent leur premier chèque de pension, ils sont pris de remords et ils commencent à se poser des questions: «Pourquoi n'avons-nous pas fait plus quand nous étions là? Pourquoi n'avons-nous pas pris des mesures pour régler certains de ces problèmes? Quand nous étions dans l'armée, pourquoi n'avons-nous pas fait quelque chose pour relever le moral des troupes?»

La plupart d'entre eux peuvent définir le problème, mais personne ne semble trouver de solutions, et bon nombre des membres des Forces canadiennes à qui j'ai parlé, notamment ceux et celles qui sont aux rangs inférieurs... à Goose Bay, par exemple, il suffit de comparer les logements accordés aux membres à ceux dont disposent les officiers: les maisons en briques sont réservées aux officiers. Ce sont les seuls logements qui sont vraiment bien entretenus, avec un beau gazon, etc.

C'est donc un problème bien enraciné qui découle, à mon avis, de la nécessité de se conformer à des règlements complexes qui convenaient pour la guerre civile, et peut-être même pour la Guerre de Corée, mais qui ne cadrent plus du tout avec les besoins de notre société. À mon sens, ils ne cadrent plus du tout avec les objectifs de nos soldats gardiens de la paix ni même de nos forces armées en général.

Donc le problème le plus pressant est celui du moral des membres, et non l'argent. Bien sûr, il est bon d'avoir de l'argent; c'est évident. Mais pour moi, l'argent et les avantages sociaux sont au deuxième rang, suivis des logements, et en quatrième place, l'instabilité associée à l'action des gouvernements, aux règlements, etc.

Mais il existe un problème fondamental, et c'est celui du moral des membres des Forces canadiennes. J'aimerais que vous m'indiquiez le genre de recommandations que pourrait faire le comité qui contribueraient à relever le moral des troupes. Vous êtes là pour opérer des changements. Vous occupez un poste qui vous permet de le faire, et bon nombre de ceux qui étaient assis à cette table étaient, eux aussi, en mesure d'opérer des changements mais n'ont rien fait. Au moins ils admettent qu'ils n'ont rien fait ou qu'ils auraient aimé faire plus.

Où qu'on aille, c'est-à-dire qu'on parle aux gens qui travaillent à Trenton, à Petawawa, Borden ou l'une des autres bases ontariennes, ou à ceux qui se trouvent à Goose Bay, où le moral des membres est sans doute le plus bas en raison de tous les changements qui sont en cours... alors, dites-moi, quel est le fond du problème?

Lgén Roméo Dallaire: Nous parlons d'êtres humains. Nous ne parlons pas de camions, d'avions, de chars d'assaut ou de bateaux.

Nous avons passé deux ans à faire une analyse qui a pris fin le 5 juin 1987, de ce qu'on appelait à l'époque l'écart entre nos capacités et nos engagements. Je crois que c'est le ministre de l'époque qui avait employé l'image de la rouille pour décrire ce phénomène de la dégradation de l'équipement militaire. Nous avons passé des années à élaborer un Livre blanc fondé sur les faits: c'est-à-dire que les chaudières des navires explosaient, que les avions n'étaient pas sécuritaires, que nous ne pouvions même pas employer nos camions sur des routes civiles parce qu'ils étaient tout simplement trop dangereux. Nous avons donc fait toute une analyse en vue de connaître avec précision l'état de l'équipement militaire.

À mon avis, dès les années 90, quand le rythme des opérations a changé, celles-ci sont devenues beaucoup plus complexes, et quand nous avons commencé à faire l'objet d'importantes réductions budgétaires au Canada, nous nous sommes trouvés confrontés à un conflit profond entre la dimension humaine du service et les ressources qui permettent de maintenir la dimension humaine—c'est-à-dire le nombre de personnes qu'il vous faut pour mener à bien vos missions et toutes les différentes formes de soutien que vous leur offrez.

Donc, il n'est pas du tout surprenant que nous ayons subi des pertes et que nous constations à présent les conséquences de toutes ces expériences, de ce stress, de ces tensions pour nos membres. Autrement dit, que la dimension humaine ait grandement souffert.

• 1630

Serait-il juste de dire que pour ce qui est de la dimension humaine, nous en sommes actuellement au même point qu'il y a quelques années, en nous rendant compte de la dégradation de notre matériel? Sommes-nous en train de constater que l'élément humain au sein des forces armées, tout comme nous l'avions observé pour notre équipement—a atteint le même degré de détérioration, de telle sorte que nous devons absolument réinvestir dans ce domaine et réaligner nos priorités et nos efforts pour mieux soutenir les personnes qui servent dans les forces armées, et pour pouvoir en attirer d'autres?

Je dirais donc, en fonction de ce que j'ai vu et de mes expériences personnelles, que nous en sommes arrivés au même point, et que ce problème de moral se traduit par les cris du coeur des soldats, et aviateurs et des membres de leur famille, qui nous disent maintenant: Écoutez, ce que vous exigez de nous n'est plus raisonnable ni tolérable et pour que nous puissions continuer de servir, il faut absolument réévaluer la situation.

Pour cela il faudra réaligner nos ressources actuelles et redéfinir les politiques et principes qui sous-tendent notre traitement des membres des forces armées. Il ne s'agit pas simplement de toutes sortes de petites choses—vous savez, ajouter un jour de congé ici et là, accorder une petite augmentation à ceux à qui l'on donne une affectation particulière ou ce genre de chose, mais de tout un train de mesures.

Et en quoi consiste-t-il, ce train de mesures? Quelle ambiance faut-il créer? Et comment peut-on la créer pour que les militaires se sentent mieux, plus estimés, plus appréciés, et pour qu'ils aient l'impression qu'ils peuvent s'engager à servir leur patrie sans toujours craindre que, s'ils sont victimes d'un accident, ou si leurs familles ont des problèmes en leur absence, les choses vont mal aller?

Voilà qui est au coeur du problème. Et c'est justement cette question-là qui devra être au centre des discussions privées entre les militaires les plus haut placés. Si les membres estiment que cette évaluation et le réalignement des ressources et des priorités des Forces canadiennes se font attendre depuis longtemps, je ne peux pas leur en vouloir d'être impatients et de souhaiter vivement que les responsables prennent des mesures dans les plus brefs délais et y consacrent les ressources nécessaires.

M. John O'Reilly: Monsieur le président, j'ai posé toutes mes questions et on m'a renvoyé ces questions. C'est très bien.

Dans le premier discours que j'ai prononcé à la Chambre en 1994, lorsqu'il était question d'envoyer à l'étranger des casques bleus, j'ai posé trois questions: Ont-ils l'équipement requis? Sont-ils bien entraînés? La structure de commandement est-elle appropriée pour régler les problèmes qui se présentent? Eh bien, ces questions restent toujours sans réponse.

Peut-être pourrais-je vous les poser maintenant?

Lgén Roméo Dallaire: En ce qui concerne la structure de commandement, il n'y a pas de doute dans mon esprit, et ce en raison de l'expérience que nous avons acquise au cours des dernières années, notamment, et de la capacité accrue de nos commandants d'exécuter ces missions très astreignantes.

Par contre, certaines lacunes continuent d'exister au niveau de l'équipement. Ces lacunes vont toujours exister et vont nécessairement dépendre de la disponibilité et de l'affectation des ressources. Il s'agit donc pour les dirigeants militaires et pour les autorités politiques d'évaluer les risques que présente le matériel et de déterminer dans quelle mesure ce matériel répond aux besoins de la mission avant de prendre l'engagement d'envoyer des troupes canadiennes en mission.

L'entraînement continue d'être une préoccupation. Nous avons établi une politique il y a quelques années qui prévoit, entre autres, que l'entraînement des soldats doit être fait en fonction des besoins. On peut toujours y donner un sens péjoratif et se dire qu'il s'agit de faire le moins possible au lieu d'essayer d'être efficace. Où donc est passée l'idée qu'il faut entraîner les troupes pour gagner?

• 1635

Je suis d'accord avec ceux qui se disent préoccupés par la situation et se demandent si nous disposons de suffisamment de ressources pour donner un entraînement complet et offrir une gamme d'expériences aux soldats, étant donné l'équipement qu'ils ont et leur nombre, pour qu'ils puissent mener à bien ces nouvelles missions.

Je précise que je ne cherche pas à éluder vos questions. Je n'ai pas tous ces millions qui vont me permettre de vous affirmer que tout va bien; je n'ai pas non plus d'entente avec le Conseil du Trésor ni de nouveaux énoncés de politique, et je n'ai pas d'entrepreneur avec un gros contrat prêt à reconstruire tout ce qui tombe en ruines. Et quand bien même que je passerais des jours entiers à vous affirmer que j'en ai besoin, ça ne changerait rien, car je n'aurai toujours pas tout ça.

Cela dit, l'une des questions fondamentales pour moi est celle de savoir comment je vais l'obtenir. Qui va me donner tout ça? Et comment puis-je faire incorporer tout ça dans le système?

M. John O'Reilly: Merci beaucoup. J'ai fini. Je ne peux pas que vous vous sentiez insulté, parce que...

Lgén Roméo Dallaire: Ce n'est pas du tout le cas.

M. John O'Reilly: Mais je dois assister à une autre réunion. Alors quand vous allez me voir partir, sachez que ce n'est pas à cause de ce que vous avez dit.

Des voix: Oh, oh!

Lgén Roméo Dallaire: Très bien. C'était votre droit.

Le président: Monsieur Price.

M. David Price (Compton—Stanstead, PC): Merci, monsieur le président.

Général, j'ai trouvé très intéressant que vous disiez que les familles des membres vivent leur mission avec eux. D'ailleurs, cela ressort très clairement de nos discussions avec les membres dans toutes les régions du pays. En fait, les familles vivent au Canada les horreurs de la guerre, mais dans un contexte différent.

D'après ce que nous avons pu observer—et là je vais surtout parler de ce que nous avons vu aujourd'hui à Petawawa, bien que ce soit pareil pour toutes les autres régions du pays—quand les gens sont blessés physiquement à l'étranger, il n'y a pas de problème, ils sont très bien soignés. Mais quand ils reviennent avec des problèmes psychologiques—et ces problèmes peuvent ne pas toujours se manifester immédiatement, comme vous le savez fort bien; ils remontent à la surface progressivement—ils ne sont pas bien soignés.

Et les personnes qui sont toujours négligées sont les conjoints, qui ont également des problèmes psychologiques. Il paraît que lorsqu'un soldat est déployé, il n'y a pas tellement de problèmes. Dans bon nombre de bases, son conjoint est bien pris en charge, mais dès qu'il revient, et qu'ils sont tous les deux confrontés à ces problèmes, on ne s'y intéresse plus du tout. Nous constatons qu'il s'agit là d'un problème très grave, même si une structure est censée être en place pour y remédier. De toute évidence, le système actuel n'est pas efficace.

Vous avez dit que vos commandants sont très compétents, et c'est vrai, puisqu'on nous l'a dit d'un bout à l'autre du pays, mais ces compétences semblent se manifester seulement dans un contexte opérationnel. Mais quand ils sont de retour dans leur base, nous constatons qu'il y a certaines lacunes au niveau du commandement.

Permettez-moi de vous donner un exemple qui nous a été cité hier. On nous parlait d'un problème à la base de Petawawa pour les familles francophones qui sont au nombre de 14. Par contre, il y a plus de 1 100 membres bilingues. Ce qui n'est pas évident, c'est que parmi ces membres bilingues, il y a également des familles unilingues qui sont au nombre de 350 ou 400. Ces familles n'ont accès à aucun service. Puisqu'il n'y a que 14 membres unilingues, ces familles n'ont aucun service. Quand un de ces militaires est déployé, il se retrouve sans services, et cela ne fait qu'aggraver son niveau de stress, à la fois avant son départ et après sont retour.

Pourriez-vous donc nous dire quelle structure vous envisagez pour rectifier ce problème, qui est certainement un problème que vous pouvez comprendre mieux qu'un autre.

Lgén Roméo Dallaire: En ce qui concerne la situation du bilinguisme, elle illustre bien l'approche que nous avons adoptée pour régler ce genre de problème. Nous avons reçu une plainte de la part de familles canadiennes-françaises à Moose Jaw il y a quelques années—il y a deux ans ou plus—si ma mémoire est bonne.

M. David Price: Oui, nous en avons entendu parler. C'est la raison pour laquelle j'y suis allé.

Lgén Roméo Dallaire: Ah, bon. Vous en avez entendu parler.

Donc, quand on a attiré notre attention sur ce besoin, nous avons examiné la situation, examiné les lois et nous nous sommes rendu compte qu'un certain chapitre 7 indique bien que nous pouvons et devons assurer des services bilingues aux familles des membres. Nous ne nous étions jamais conformés à cette exigence-là. C'est-à-dire que nous nous y conformions uniquement pour les services offerts à nos membres, c'est-à-dire au comptoir, etc.

• 1640

Donc, pour rectifier la situation, nous avons établi une politique—qui remonte à six mois ou neuf mois seulement—selon laquelle les services offerts aux familles doivent être assurés dans les deux langues quand ce besoin existe.

La politique du bilinguisme est en vigueur depuis 1968. Comment se fait-il que nous nous trouvions toujours à intervenir quand une situation devient problématique? Comment se fait-il que nous soyons maintenant obligés de trouver une solution au problème du moral des soldats, parce que nous constatons tout d'un coup que les membres sont très découragés? Comment se fait-il que nous n'arrivions pas à être plus proactifs? Comment se fait-il que nous n'arrivions pas à anticiper les problèmes? Et comment se fait-il que nos politiques, nos règles, nos instruments de gestion et les structures du ministère et des Forces canadiennes soient dans l'impossibilité de nous offrir la moindre indication que quelque chose ne va pas pour que nous puissions réagir de façon plus proactive, si vous me permettez l'expression?

Voilà les principales raisons pour lesquelles nous nous retrouvons dans cette situation-là. Chaque fois que la chaîne de commandement, dont dépend la vie des soldats sur le terrain... comment se fait-il que cette chaîne de commandement, de retour à la garnison, ne soit plus capable de répondre aux besoins des subalternes? Cette chaîne de commandement constitue-t-elle le meilleur instrument pour régler ces problèmes? Avons-nous l'autorité de prendre les décisions qui s'imposent par l'entremise de la chaîne de commandement des bases, des groupes, des commandements et du Quartier général de la Défense?

Si la chaîne de commandement continue de faire l'objet de critiques aussi sévères lorsqu'elle est en garnison, cela pourrait évidemment avoir une incidence importante sur la confiance des subordonnées en leurs supérieurs dans un contexte opérationnel. Comment faut-il réorganiser les choses pour régler les problèmes en garnison? Voilà l'essentiel de votre question. Je pense que, pour le moment, nous n'avons pas encore trouvé d'instruments qui nous permettent de régler ces problèmes de façon proactive. Nous nous contentons de réagir aux crises—parfois nous réagissons trop et d'autres fois nous ne réagissons pas assez—mais chaque fois qu'il y a une crise, nous réagissons et voilà que s'effrite encore un peu plus la confiance des troupes en leurs supérieurs.

Donc, il faut absolument prendre de l'avance et essayer de faire en sorte que ce soit nous qui prenions l'initiative. Voilà l'une des questions stratégiques que nous allons devoir débattre avec nos collègues des autres ministères et nos homologues civils du ministère de la Défense. Que peut-on faire pour solutionner cet aspect-là du problème?

Par rapport à ce que vous disiez au sujet du stress post-traumatique et le soutien qu'il faut offrir aux familles—vous voyez d'ailleurs mon acétate là-bas—après avoir été dans le théâtre des opérations, il peut prendre parfois jusqu'à deux ans—et je suis au courant du cas d'un officier ayant participé à la guerre du Golfe à qui il a fallu six ans pour que le niveau d'adrénaline tombe et que les sentiments refoulés—parce qu'on ne veut pas y être confronté, bien entendu—remontent à la surface.

Quand j'ai eu ce même problème dans ma famille, je me suis renseigné sur les programmes destinés à soutenir les militaires quand ils reviennent au Canada pendant un certain nombre de mois. Le colonel McLellan sera avec moi la semaine prochaine lorsque nous vous parlerons de la façon dont nous soignons nos blessés. Nous nous sommes penchés sur les mesures à prendre pour créer au sein des Forces canadiennes la capacité de s'occuper non seulement des membres de la force régulière mais des réservistes, où qu'ils soient, et de pouvoir subvenir à leurs besoins même quelques années plus tard.

Mais qu'en est-il des familles? Vous savez, nous n'y avons même pas pensé. Il ne nous est pas venu à l'esprit de les inclure en élaborant des mesures de soutien destinées aux personnes souffrant de stress post-traumatique. Même si les programmes que nous avons établis, en nous fondant sur nos expériences des dernières années, sont considérés avant-gardistes par d'autres pays, nous n'avions pas pensé à inclure les familles.

M. David Price: Par contre, elles bénéficient de soutien pendant le déploiement des troupes.

Lgén Roméo Dallaire: Et c'est justement ça que nous avons constaté. Nous reconnaissions que les familles ne se contentaient pas d'attendre passivement au Canada que le conjoint revienne. Pendant son absence, la famille du militaire suit au contraire de près tout ce qui se passe et tout ce qu'on fait là-bas, à cause de la transparence de nos opérations et de la présence des médias sur le théâtre des opérations.

• 1645

M. David Price: Mais le problème, c'est que la structure qui permet de répondre à leurs besoins pendant le déploiement n'est pas suffisante pour répondre à ces mêmes besoins à leur retour. Il faut une structure totalement différente, parce que pendant le déploiement, cette structure repose sur les amis. Il s'agit donc d'un groupe complètement différent—un groupe qui a tendance à disparaître à leur retour.

Lgén Roméo Dallaire: C'est très intéressant ce que vous dites, car dans les années 50 et 60, ces collectivités militaires ne disparaissaient jamais. Elles étaient toujours là. Mais pendant la transition vers l'ère moderne, qui repose sur des paramètres différents, et vers un nouveau mode de vie qui faisait que davantage de membres des Forces vivaient hors base, la vie des militaires dans la base était même considérée dépassée pendant un certain temps, à un point tel qu'on se demandait si on devrait conserver ce genre de vie. Certains aspects de ce mode de vie ont effectivement disparu, et nous sommes donc obligés de créer autre chose pour les remplacer. Par exemple, nous avons mis sur pied le Centre de ressources des familles militaires. Il devrait être là pour réagir en permanence, mais dispose-t-il des compétences nécessaires pour relever ce défi de taille?

Nous sommes dans une situation peu habituelle. Je ne vais pas aborder la question du conflit entre les contraintes budgétaires et les demandes accrues au niveau opérationnel.

Nous avons maintenant environ 20 000 membres qui sont des anciens combattants. Voilà très longtemps que nous n'en avions eu pas autant. Nous avions beaucoup d'anciens combattants jusqu'au début des années 60, mais ils ont pris leur retraite et se sont intégrés dans la grande famille militaire. Au début des années 90, le nombre a une fois de plus considérablement augmenté.

Comment répondre aux attentes des anciens combattants? Qu'est-ce qui les distingue des autres, et pourquoi sont-elles différentes? Quelles sont leurs attentes par rapport à celles des membres qui ont été soldats en temps de paix ou même avant? Eh bien, nous découvrons toutes ces choses petit à petit. C'est vrai. Par moment nous sommes surpris de nous voir confrontés aux analyses et aux nouvelles préoccupations des membres et de leurs familles qui posent certaines conditions pour pouvoir continuer de servir, maintenant qu'on a cherché à leur appliquer le critère de la responsabilité illimitée.

M. David Price: Eh bien, nous avons traversé pas mal d'années... mes excuses, monsieur le président.

Le président: Nous passons maintenant aux tours de cinq minutes.

Monsieur Hanger, vous avez cinq minutes.

M. Art Hanger: Merci, monsieur le président.

Général, lorsqu'un de mes collègues d'en face vous a posé une question concernant les ressources qui vont vous permettre d'aider vos membres, vous avez répondu en disant qu'il s'agit d'être humain. Ensuite vous avez fait allusion au problème de la détérioration de l'équipement et au conflit entre cette dimension humaine et les besoins en matière d'équipement. Je suppose que ce conflit ne va sans doute jamais disparaître—loin de là—mais il reste que vous avez maintenant des indications très claires qu'il existe un grave problème. D'après ce que j'ai pu comprendre de mes discussions avec les nombreux militaires que nous avons rencontrés au cours des dernières semaines et des derniers mois, ce problème sème la discorde entre les dirigeants militaires et les simples soldats—et peut-être même les sous-officiers jusqu'à un certain point, qui sont pris entre les deux.

Et si cette perception existe, ce n'est pas uniquement la faute des médias. Je ne peux pas leur reprocher ça. Comme certains le font remarquer, un problème existe mais les responsables militaires ne semblent pas vouloir s'y attaquer ouvertement. Je dirais que la seule exception—le seul rayon de lumière au bout du tunnel, si on veut—c'est l'étude que mène actuellement le comité—étude qui semble susciter à présent un peu plus d'intérêt—en vue de se retrouver dans ce grand dédale qu'est la structure des Forces armées canadiennes.

À mon avis, à la différence de tous les autres, vous avez la possibilité de prendre des mesures correctives, mais après avoir écouté vos propos et entendu les réponses aux questions qu'on vous a posées, j'ai l'impression que vous n'avez même pas de plan. On dirait que vous n'avez aucun plan qui vous permettrait de savoir comment vous allez sortir de ce pétrin.

• 1650

Vu cette réalité, j'ai presque l'impression que vous voulez que ça se produise pour décourager nos militaires, pour les pousser au bout et les inciter à partir parce qu'il y en a trop. C'est comme si vous vouliez faire réduire le nombre de militaires pour atteindre votre chiffre magique de 60 000.

Si ce n'est pas le cas, dites-moi que je me trompe. Mais dites-moi aussi pourquoi vous ne faites rien pour rectifier la situation. Et si j'ai raison, laissez-moi vous dire que votre approche me paraît tout à fait inadmissible.

Lgén Roméo Dallaire: Si votre déclaration—que je n'aurais pas pu imaginer plus machiavélique—vise à me faire répondre à votre question concernant les discussions entre le sous-ministre, le chef d'État-major de la Défense, les responsables militaires les plus haut placés et le ministre en vue de rectifier la situation, je trouve injuste que vous cherchiez à me mettre dans ce genre de situation.

Si vous voulez poser une question de ce genre, je vous conseille de la poser au ministre. Mais personnellement, il n'y a pas de doute dans mon esprit quant au mandat que m'a confié le chef d'état-major. La première priorité du SMA (Per)—peut-être à cause de moi, je ne sais pas—mais quoi qu'il en soit mon mandat consiste à rectifier le problème de la qualité de vie des membres qui servent actuellement dans les Forces canadiennes et de leurs familles.

M. Art Hanger: Et quel est votre plan?

Lgén Roméo Dallaire: J'ai un plan en cinq points qui sera présenté au cours des prochaines semaines. Tant que je ne l'aurai pas présenté au ministre, il ne conviendrait pas que je vous dise en quoi il consiste maintenant.

M. Art Hanger: J'attends avec impatience de le voir. Je sais que les soldats canadiens vont certainement bien l'accueillir s'il propose des solutions intéressantes.

Lgén Roméo Dallaire: Mais je peux vous dire une chose, monsieur Hanger: ce ne sera pas bon marché

M. Art Hanger: Qu'est-ce que ça veut dire?

Lgén Roméo Dallaire: Ça veut dire qu'on ne peut pas élaborer un plan si on ne dispose de ressources. En on ne peut certainement pas élaborer un plan sans ressources, et encore moins le mettre en oeuvre.

Le président: Merci, monsieur Hanger.

Monsieur Wood.

M. Bob Wood (Nipissing, Lib.): Merci, monsieur le président.

Général, en mars 1997, vous avez comparu devant le comité. Vous avez dit à ce moment-là qu'un programme de suivi post-déploiement devait être mis en oeuvre dès l'automne 1997. Ce programme devait permettre de suivre la situation des personnes revenant du théâtre des opérations et de garantir que les besoins physiques et psychologiques des militaires ou des membres de sa famille sont satisfaits.

Vous avez brièvement parlé de responsabilités post-opérationnelles dans vos remarques. J'aimerais que vous nous donniez quelques précisions à ce sujet et que vous parliez du déroulement du programme de suivi.

Lgén Roméo Dallaire: C'est-à-dire qu'il n'est pas encore opérationnel. Nous avons défini les paramètres du programme. Nous savons maintenant ce qu'il faut pour répondre aux besoins des militaires et de leurs familles. Nous allons maintenant procéder à une évaluation des ressources que requiert sa mise en oeuvre complète.

Nous avons fait un certain nombre de choses, mais surtout de façon ponctuelle et non dans le cadre d'un programme officiel et complet. Le colonel McLellan est avec moi, et je vous demande de reporter cette question à notre prochaine rencontre. La semaine prochaine, quand je reviendrai pour vous parler de notre programme de soins pour les blessés, nous pourrons vous décrire en long et en large tous les éléments de ce programme.

Donc pour le moment, nous avons fait une analyse et défini les paramètres du programme. Nous savons ce qu'il faut faire. Et nous avons pris des mesures dans un certain nombre de cas individuels. Mais quant à savoir si ce programme s'applique de manière générale et dans toutes les situations, la réponse pour le moment est non.

M. Bob Wood: Général, l'une des premières choses que vous nous avons dites au sujet du stress dans le contexte du soutien des opérations était que toute une série de programmes et de politiques ont été élaborées au cours des années pour régler ce genre de problème.

Le résultat, c'est que vous avez maintenant un système de soutien à la fois complexe et incohérent. La solution que vous avez trouvée, comme nous l'avons vu aujourd'hui, consistait à lancer une étude des facteurs de stress opérationnel qui devait permettre de réunir des informations et d'élaborer des solutions.

Vous m'excuserez, mais je pense que bon nombre de mes collègues conviendront avec moi que nous, les membres du comité, nous en avons un peu assez de nous faire dire que la solution au problème consiste à faire une autre étude. Par contre, bon nombre des recommandations que vous avez faites aujourd'hui me semblent valables. Mais je veux être sûr de comprendre sur quoi va déboucher votre rapport sur les facteurs de stress opérationnel.

• 1655

À titre de sous-ministre adjoint responsable du personnel, est-ce à vous que revient la responsabilité de prendre des mesures correctives, ou demandez-vous à ce comité de recommander que ces changements soient apportés?

Pour reprendre vos propres termes à la fin de vos remarques, c'est à nous tous d'apporter des changements qui vont améliorer le soutien des opérations, mais il s'agit de savoir qui est responsable de tout ce processus? Est-ce nous, est-ce vous, est-ce le sous-ministre, ou est-ce le ministre?

Lgén Roméo Dallaire: En fin de compte, tout ce qui arrive dans un ministère relève de la responsabilité ministérielle. Les politiques que nous définissons sont examinées par les différents comités de gestion du ministère de la Défense, et sont également débattues et étudiées par les organismes centraux du gouvernement en vue de leur approbation avant que nous puissions les mettre en oeuvre, car même si nous avons des crédits, nous n'avons pas nécessairement le pouvoir de les dépenser. Si nous le souhaitons, nous pouvons soumettre ces programmes à l'approbation du Conseil du Trésor et des autres organismes concernés.

Nous avons constaté que bon nombre de politiques—si je peux me permettre d'employer ce terme—ou de programmes d'indemnisation ne reposent pas sur des principes stratégiques. L'initiative concernant les facteurs de stress opérationnel vise une vingtaine de programmes différents. C'est un peu comme le secteur des logements; là aussi, nous avons entre 15 et 20 programmes différents.

La question qui se pose est celle-ci: quel est l'objet de la démarche que nous voulons faire, et quelles politiques ou programmes convient-il d'élaborer—à condition de disposer des ressources nécessaires—pour répondre aux besoins qui existent à l'heure actuelle et non pas à ceux qui existaient précédemment?

Nous avons constaté que nos politiques concernant le repos et les permissions sont incompatibles avec nos besoins opérationnels. Nous avons également constaté que dans certains cas, la période de service prévue n'est pas compatible avec la capacité de roulement des Forces. Nous avons même une politique sur la consommation d'alcool qui n'est pas compatible avec les services et les commodités que nous offrons aux troupes sur le terrain; dans certains cas, nous constatons qu'il existe un grand vide de ce côté-là.

Parlons maintenant des logements. Voulons-nous que nos militaires puissent acquérir une maison qui prend de la valeur au fil des ans ou préférons-nous leur donner des logements? Pourquoi les maisons sont-elles réparties entre tous les rangs? Pourquoi tous les logements familiaux ne sont-ils destinés qu'aux sergents, lieutenants et capitaines?

Quelles raisons militent en faveur du maintien de ces politiques, et que faut-il faire pour les adapter à la situation d'aujourd'hui?

Voilà l'essentiel de mon travail et du travail de mes collaborateurs. Comme le personnel qui effectue ce travail a dû, comme beaucoup d'autres, subir les contrecoups des restrictions budgétaires et autres qui nous ont été imposées, alors même qu'on nous imposait une charge de travail accrue, certains estiment peut-être que nous aurions dû être en mesure d'élaborer des solutions plus rapidement.

Mais notre désir n'est pas de continuer à mener des études. Nous voulons simplement être sûrs d'avoir bien compris tous les tenants et aboutissants de la situation.

Par exemple, l'armée, la marine et l'armée de l'air ont mené leurs propres études sur la qualité de la vie. Quand j'étais sous-commandant de l'armée, j'ai lancé l'étude de la qualité de vie dans l'armée en 1995. Cette étude a débouché sur environ 200 recommandations de tous types. Dans certains cas, l'armée peut y donner suite, d'autres nécessitent une décision des Forces canadiennes, et encore d'autres reposent sur l'autorisation d'organismes externes.

Vos visites dans les différentes régions du pays ont donné lieu à une liste d'au moins 300 points. En fait, notre liste comporte à présent plus que 400 facteurs d'insatisfaction.

M. Art Hanger: Général, me permettez-vous de vous interrompre? Nous n'avons même pas encore déposé notre rapport.

Lgén Roméo Dallaire: Mais nous écoutons ce qu'on dit, comme vous, d'ailleurs. Nous écoutons les soldats et quand ils soulèvent un autre problème, nous en prenons note. Nous avons déjà une liste qui comporte entre 300 et 400 points qui ont été soulevés par les mêmes personnes qui se présentent devant vous, et pour ma part, j'ai une liste de 200 points grâce à l'étude sur la qualité de la vie.

Dans certains cas, ces points sont tout à fait contradictoires. Certaines personnes souhaitent une chose; d'autres, l'inverse. Leurs désirs en matière de politique sont contradictoires.

• 1700

Mon travail consiste à éliminer les conflits et à y apporter une certaine logique. C'est à moi qu'incombe la responsabilité d'obtenir des résultats concrets et d'y apporter une certaine logique pour que les personnes qui s'attendent à bénéficier de telles commodités ou de tels avantages puissent le faire sans que je sois obligé d'annoncer qu'en créant telle chose, j'en élimine une autre dont profite un groupe différent par le biais d'une politique quelconque, qu'elle soit nationale ou régionale, ou qu'elle relève de la responsabilité du Conseil du Trésor ou d'autres organismes.

Le président: Merci beaucoup, monsieur Wood.

Monsieur Pratt.

M. David Pratt (Nepean—Carleton, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

Merci, général Dallaire, de votre présence devant nous aujourd'hui. Vos commentaires m'ont beaucoup intéressé, et je dois dire que j'apprécie l'étendue de votre expérience à titre de membre des Forces canadiennes.

Vous avez parlé tout à l'heure du problème de la dégradation de l'équipement en faisant une sorte d'analogie avec les ressources humaines. D'après ce que j'ai pu observer en visitant les différentes bases et en discutant avec les soldats, marins et aviateurs, c'est un véritable abcès qu'il faut absolument crever.

En réponse à une question de M. Hanger, vous avez dit que vous élaborez un plan en cinq points que vous comptez présenter au ministre sous peu. Je suis un peu curieux de savoir—et j'imagine que mes collègues le sont également, pourquoi vous ne voulez pas attendre que nous déposions notre rapport et nos conclusions. D'après le calendrier que nous nous sommes fixé, ce rapport devrait être prêt à l'automne. Pourquoi ne pas attendre qu'il soit déposé, plutôt que d'adopter une approche que je qualifierais de fragmentaire?

Lgén Roméo Dallaire: J'espère ne pas vous avoir donné cette impression-là. D'abord, tout comme je trouve normal que vous me posiez des questions concernant les initiatives en cours quand je me présente devant le comité, moi et mes collègues avons la responsabilité, me semble-t-il, de travailler à l'élaboration d'éventuelles solutions pendant que votre étude est en cours.

Le travail qu'accomplit actuellement le comité sera évidemment un facteur critique dans l'évolution des Forces armées canadiennes, notamment en ce qui concerne sa capacité et son désir de continuer à servir le Canada selon des conditions de rétribution raisonnables. En même temps, à titre de SMA responsable du personnel, je ne peux pas me permettre de simplement attendre votre rapport, et de donner suite à ses recommandations. Il serait normal qu'on me demande des comptes par la suite si je négligeais d'examiner les résultats d'études précédentes, surtout qu'on nous accuse d'en faire trop, en vue d'en dégager les principaux thèmes et de soumettre à l'examen des responsables hiérarchiques les éléments qui me semblent les plus importants. Voilà justement ce que je suis en train de faire.

M. David Pratt: Je ne prétends pas que vous devez ne rien faire, et je ne crois pas non plus que notre rapport fera nécessairement autorité dans ce dossier. Mais la logique veut, à mon avis, que vous attendiez que le comité parlementaire ait terminé son étude pour faire une analyse cohérente de toutes les recommandations découlant des divers rapports en vue d'élaborer un plan d'action.

En même temps, il est évident que nous souhaitons que vous agissiez rapidement là où c'est possible. Pour ce qui est des questions plus fondamentales, c'est-à-dire la rémunération, les logements, etc., je pense que nous souhaitons vous voir adopter une approche plus coordonnée—du moins c'est ce que je souhaite personnellement en tant que membre du comité.

Permettez-moi maintenant de changer un peu de sujet et de revenir sur la question soulevée par M. Hanger concernant le manque de contact et de communication entre les officiers et militaires du rang. On nous a dit, entre autres, qu'étant donné que les officiers d'état-major n'ont jamais participé aux opérations en campagne—et à mon avis, vous êtes l'exception à la règle, puisque vous avez participé directement à de récentes opérations; par conséquent, il est évident que vous ne rentrez pas dans cette catégorie—les militaires dans les bases que nous avons visitées ont l'impression que leurs supérieurs à Ottawa sont tellement éloignés des expériences quotidiennes des soldats en campagne qu'ils ne comprennent pas bien la nature de leurs activités.

• 1705

Par rapport à ce que vous avez dit concernant le rythme des opérations, les autorités d'Ottawa ne semblent pas non plus bien comprendre le degré élevé de stress que cela suppose pour les familles, les militaires eux-mêmes, qui songent à leur carrière, etc.

En guise de préambule à ma question, je dirais que ce sont en fin de compte les militaires qui occupent des postes de responsabilité qui ont un rôle essentiel à jouer dans ce contexte. Quand les dirigeants politiques viennent les voir en disant: «Nous voulons participer à telle opération», que ce soit en Bosnie, au Kosovo ou dans un autre point chaud, à quel moment, dans le contexte du régime actuel, convient-il que les dirigeants militaires disent à leurs maîtres politiques: Écoutez, nous n'avons tout simplement pas les ressources nécessaires? Nous n'avons pas non plus l'équipement ni le personnel nécessaires. Nous demandons déjà à notre personnel de travailler au maximum de ses capacités, et même plus, dans certains cas.

Donc à quel moment les responsables militaires doivent-ils dire ces choses-là à leurs maîtres politiques?

Lgén Roméo Dallaire: Je voudrais répondre en même temps à vos deux observations—c'est-à-dire ce que vous avez dit tout à l'heure concernant les mesures de dotation actuellement en cours—et vous indiquer, tout d'abord, qu'un certain nombre d'opérations de dotation se déroulent actuellement en vue de régler des problèmes associés à divers projets ou programmes que j'ai déjà mentionnés. Il s'agit de plusieurs centaines d'opérations.

À part cela, les difficultés liées aux grands programmes que j'ai mentionnés, et dont je vais discuter au cours des semaines qui viennent, ne pourront être réglées d'ici la publication de votre rapport, étant donné qu'il s'agit de programmes d'envergure qui doivent passer par les différentes voies hiérarchiques pour obtenir les autorisations voulues. Donc, en ce qui concerne notre calendrier, j'espère qu'il sera possible de faire coïncider votre travail et le nôtre pour éviter que chacun travaille de son côté et prenne une orientation différente. Plutôt que de finir par un conflit, je pense que nos efforts donneront certainement un résultat positif.

Nous ne travaillons pas en vase clos. Nous avons la même clientèle, nous parlons aux mêmes personnes et nous essayons de tenir compte de ce qu'ils nous disent.

Pour ce qui est des discussions entre les dirigeants militaires et le gouvernement concernant la capacité des Forces canadiennes d'exécuter leur mission, le gouvernement s'attend à ce que l'armée applique ses politiques et assume les risques que le gouvernement lui-même accepte de prendre pour défendre la sécurité du pays, compte tenu de la capacité des forces armées d'appliquer ces politiques. Cela veut donc dire que le gouvernement doit leur accorder les ressources qui correspondent au niveau de risque qu'il est prêt à accepter.

Pour nous les militaires, qui recevons l'ordre de nos maîtres politiques d'appliquer ces politiques—c'est-à-dire d'exécuter en campagne les missions qui nous sont confiées—il est de notre devoir de communiquer aux autorités gouvernementales les risques que présentent les opérations en campagne. Car en fin de compte, si un soldat meurt, c'est moi qui en suis responsable. Si une erreur est commise en campagne, c'est moi qui passe en cour martiale. En fin de compte, je dois être en mesure de défendre ces décisions. Comme mes collègues, je dois regarder les soldats en face et être en mesure de justifier mes actions, et ce sera toujours le cas.

Si on pousse votre argument jusqu'au bout, cela voudrait-il dire que les généraux devraient tout lâcher et se démettre de leurs fonctions parce qu'ils estiment que le gouvernement n'a pas compris les limites qu'il nous a lui-même imposées et continue à nous donner des missions que nous ne pouvons exécuter de façon responsable...? Si vous estimez que c'est ça qui devrait se produire, à mon avis, c'est un scénario hollywoodien qui n'est guère... disons que les conséquences seraient tout de même minimes si les officies décidaient du jour au lendemain de se retirer et de laisser le soin à d'autres de régler le problème.

J'ai d'ailleurs eu l'occasion de faire ce genre d'évaluation lorsque j'étais commandant en Afrique. J'aurais pu tout lâcher, abandonner mes troupes, et laisser à quelqu'un d'autre le soin de régler les problèmes. Mais si j'avais quitté mon poste, quel effet cela aurait pu avoir sur la scène mondiale? Combien de secondes aurait-il fallu attendre avant qu'on me remplace et qu'un autre poursuive la mission?

• 1710

Je ne doute pas que les dirigeants militaires qui m'ont précédé ont certainement fait valoir cet argument au gouvernement. Mais ce qui est critique, c'est que nos maîtres politiques demeurent les décideurs ultimes en ce qui concerne les missions qui nous sont confiées et que la souveraineté de notre gouvernement ne soit pas abandonnée à d'autres autorités.

Le président: Merci.

M. David Pratt: J'ai quelques autres questions à poser, mais je sais que mon temps est épuisé.

Le président: Oui, en effet. Je donne la parole à M. Lebel.

[Français]

M. Ghislain Lebel: J'aimerais bien vous comprendre. Vous êtes venu ici féliciter le comité. Vous dites que vous attendez beaucoup du comité, de ses recommandations et de son rapport, et il n'est pas difficile de conclure que vous cherchez un appui quelconque. Si vous demandez un appui, que ce soit du comité ou des politiciens, est-ce qu'on peut en conclure honnêtement que vous n'êtes peut-être pas en position majoritaire dans le cénacle de ceux qui pensent bien dans l'armée, que vous êtes plutôt minoritaire et qu'il y en a peut-être parmi vous—je ne veux pas connaître vos cinq points—qui voudraient acheter des camions et de l'équipement encore une fois avant de satisfaire les ressources humaines? Est-ce qu'on peut raisonnablement penser cela actuellement?

Lgén Roméo Dallaire: Vous êtes très subtil, monsieur le député. Est-ce que je demande l'appui de ce comité? C'était plutôt une expression de ma perception du rôle de ce comité, un rôle que je considère historique à ce moment de l'évolution des Forces armées et dans la perspective de leur avenir, vu la nature humaine de la problématique à laquelle on fait face.

Est-ce que je suis ici pour vous demander votre appui? Je suis plutôt ici pour réaffirmer l'importance et la signification du travail de ce comité. C'est tout à fait honnête de la part de nos subordonnés de s'attendre à ce que ce comité, qui est constitué de représentants des éléments politiques de notre pays, qui représente la nation, prenne conscience de l'ampleur de la situation qui prévaut dans un volet fondamental du pays, le Forces armées.

En ce qui a trait à ma position dans le cénacle ou le congrès des cardinaux, vu qu'on est en plein dans la religion catholique, il est tout à fait sain qu'il y ait un débat de fond en ce qui a trait aux carabines ou au beurre—guns or butter. Il est aussi bon qu'il y ait un débat en ce qui a trait au matériel pour faire le travail, ainsi qu'au désir de la troupe d'exécuter ce travail et à sa préparation morale à mettre sa vie en péril en maximisant le matériel qui est là.

Entre les deux, vous avez une source de fonds nécessaires pour faire l'entraînement et l'entretien de ce matériel. Quand un soldat bien payé ne fait rien en garnison, c'est catastrophique. Quand un soldat est bien payé, mais a du matériel qui ne fonctionne pas bien et met sa vie en péril, ça ne va pas non plus.

Où l'équilibre se situe-t-il? Cet équilibre évolue. Nous sommes dans une période de notre histoire militaire où on a une génération de nouveaux vétérans qui ont fait des expériences inconcevables à notre imagination, qui voient l'avenir rempli de défis et qui se disent mal en point étant donné le soutien qu'ils ont eu. C'est à nous de répondre à cela.

M. Ghislain Lebel: Je vous remercie, général.

[Traduction]

Le président: Monsieur Richardson.

M. John Richardson (Perth—Middlesex, Lib.): Merci infiniment, monsieur le président, et bienvenue au comité, général.

Si vous lisez le compte rendu de nos réunions de comité, vous êtes sans doute au courant des témoignages que nous avons reçus et du fait que les attitudes semblent se durcir autour de certains thèmes particuliers.

• 1715

Aujourd'hui et hier soir, les membres du comité ont visité une base et ont rencontré des gens qui voulaient à tout prix exprimer leurs préoccupations. Et en réalité, en règle générale, elles ne portaient pas tellement sur la rémunération, même si le salaire était jugé problématique pour les militaires au-dessous du rang de caporal-chef.

Ce qui m'a vraiment troublé—et cela concerne votre section tout particulièrement, et les personnes qui s'occupent des carrières des militaires allant du rang de caporal-chef à celui d'adjudant-chef, catégorie 1—ce sont les directives données aux personnes qui partent en affectation. C'était comme si les responsables au quartier général de la Défense leur disaient soit d'accepter l'affectation, soit de se tirer—et je vous signale que les termes que j'emploie sont beaucoup moins énergiques que ceux qu'utilisaient nos interlocuteurs.

Quand une dame s'est levée pour parler et j'ai vu qu'elle tremblait, les larmes aux yeux—d'ailleurs elle n'était pas la seule, comme vous le remarquerez vous-même si vous lisez le procès-verbal de la réunion—je n'ai jamais été aussi troublé de ma vie. Toute ma vie, j'ai eu de l'estime pour les gestionnaires de carrière, y compris ceux qui font ce travail au rang de lieutenant ou de lieutenant colonel. Peut-être qu'ils étaient stressés, mais les réponses qu'ils donnaient étaient plutôt arrogantes—pas le genre de réponses qu'on s'attend à obtenir d'un professionnel chargé de gérer les carrières de membres des Forces canadiennes.

Quand certains individus ont exprimé des préoccupations tout à fait raisonnables—c'est-à-dire qu'à mes yeux, elles semblaient raisonnables, sans être très nombreuses non plus—ces individus qui ont soulevé leurs préoccupations en expliquant la situation ont été applaudis. On ne peut pas en dire autant des personnes qui restaient debout à répondre. Pour moi, c'était la preuve que ce problème ne concernait pas uniquement les trois ou quatre personnes qui se sont levées, surtout qu'en réalité il n'y avait pas que trois ou quatre personnes.

Donc, je voulais simplement attirer votre attention sur un problème d'orientation professionnelle dans certains cas, parce qu'encore une fois, ces gens-là ne vous parlaient jamais de cette façon lorsqu'il était question de votre avenir ou de votre affectation. Ils vous écoutaient toujours calmement en prenant des notes et vous répondaient qu'ils communiqueraient avec vous après s'être renseignés, mais jamais ils ne se permettaient de faire les malins ou d'être arrogants.

À mon avis, les personnes qui s'engagent dans les Forces armées canadiennes le font parce qu'elles sont fières de pouvoir servir leur pays, mais ce qui compte le plus pour elles, c'est de sentir qu'on attache de l'importance aux besoins des Forces et qu'on leur donne les outils nécessaires pour bien exécuter leur travail. En même temps, les membres veulent que la population les apprécie et qu'elle trouve normal qu'on s'occupe d'eux quand il le faut. Or, ce n'est pas du tout le message qui leur est communiqué. C'est ça qui manque. Ça ne vient pas du coeur.

J'essaie d'être aussi franc que possible avec vous, et si d'autres membres estiment que je me trompe, ils me le diront, mais c'était bien ça leur message, et c'était très clair. Le ton montait de plus en plus, surtout dans le cas des deux ou trois derniers intervenants. Je ne sais pas pourquoi au juste, mais le ton montait. Je ne sais pas ce que vous pouvez me dire à ce sujet. Je voudrais simplement vous faire comprendre que ce sont les gestionnaires de carrière qui étaient la cible de leur hostilité. Je ne prétends pas qu'ils sont tous mauvais, ni même tous bons, mais il est clair que la conduite de certains gestionnaires fait déconsidérer tout le groupe auprès des militaires. Je ne...

Lgén Roméo Dallaire: Monsieur Richardson, à l'heure actuelle, la gestion des carrières ne procure pas une grande satisfaction à ceux qui essaient de coordonner l'évolution professionnelle et le perfectionnement des personnes dont il gère les dossiers. Dans le contexte militaire, ce travail est devenu extrêmement frustrant et stressant, parce que malgré les effectifs réduits, il y a encore énormément de travail à faire, et de plus en plus de couples mariés servent dans les Forces canadiennes; de plus, nous avons à traiter de plus en plus de cas spéciaux—c'est-à-dire de parents seuls, etc., et nous disposons de moins en moins de ressources financières. Par le passé, nous investissions plusieurs centaines de millions de dollars dans les déplacements des militaires. Nous avons réduit de moitié cette dépense, et non pas parce que nous avons réduit de moitié nos effectifs. On pourrait penser qu'il s'agit d'une réduction proportionnelle à celle des effectifs, mais en réalité nous avons subi les contrecoups des compressions budgétaires.

• 1720

En même temps, nous cherchons à définir une nouvelle philosophie, c'est-à-dire des bases plus stables, des garnisons plus importantes mais moins nombreuses, et la possibilité que les militaires restent beaucoup plus longtemps en garnison que précédemment. Est-ce que tout cela s'est réalisé? Non. Est-ce l'orientation que nous voulons prendre? Oui. Mais il existe énormément de frustration de part et d'autre. Est-ce que cela justifie que les gens perdent de vue l'aspect humain dans leurs rapports avec les militaires? Non, absolument pas.

Par contre, cela nous indique qu'il faut aussi tenir compte de l'état d'esprit de ceux qui travaillent dans ce milieu. Il est vrai que ce groupe-là ressent énormément de frustration, mais cela ne lui donne pas le droit d'être insensibles à ceux qui travaillent sur le terrain. Vous avez tout à fait raison.

C'est intéressant, parce que ceux qui font actuellement ce travail sont ceux qui étaient sur le terrain précédemment. Moi-même j'ai travaillé sur le terrain. Je n'ai pas subi une lobotomie au moment d'arriver à Ottawa, bien que certains soient convaincus que c'est ça qui arrive aux généraux. Il en va de même pour les gestionnaires de carrière. Mon SMR a obtenu un poste de gestionnaire de carrière à Ottawa, et tout d'un coup, on le prenait pour un idiot. Non, ça ne marche pas comme ça.

Mais vous avez parfaitement raison de dire que les tensions et le stress sont beaucoup plus manifestes à l'heure actuelle en raison de certains des paramètres dont je parlais tout à l'heure. La mise en oeuvre complète de cette politique prévoyant de plus longs séjours dans certaines garnisons dans des bases plus importantes aura certainement des conséquences sérieuses.

Je cite souvent l'exemple de la perte de la base en Allemagne, notamment pour l'armée, et un peu moins pour l'armée de l'air. Être envoyé en Allemagne constituait l'apogée de la carrière d'un militaire, puisqu'il s'agissait d'un théâtre d'opérations, prévoyant un entraînement opérationnel, où tout était axé sur la mission et où l'équipement ne manquait pas. Soit dit en passant, la base en Allemagne avait toute une infrastructure et offrait une gamme complète de services, de telle sorte que pour les familles et même les militaires eux-mêmes, c'était surtout une expérience enrichissante sur le plan culturel. De plus, le taux de change du dollar canadien, par rapport au Deutschmark, n'était pas mal du tout. Mais tout cela a disparu. Cette possibilité de servir, de s'offrir ce cadeau et de jouir d'une expérience enrichissante sur les plans professionnel et culturel pour les militaires et leurs familles n'existe plus. Je pense que cela influence beaucoup l'attitude des militaires quand ils regardent leur situation actuelle.

C'est intéressant, parce que lorsque nous étions en Allemagne, et qu'on nous donnait un préavis de deux heures avant d'être déployés, nous ne nous faisions jamais de mauvais sang pour nos familles. Il y avait dans la base une infrastructure complète, et par conséquent, on s'occupait bien de nos familles, s'il fallait les renvoyer au Canada, ou quelles que soient les circonstances.

Quand les troupes sont parties de Kingston pendant la tempête de verglas, alors que les effectifs étaient encore au théâtre d'opérations, c'était un peu comme en Allemagne, n'est-ce pas? La tempête de verglas faisait des dégâts à Kingston, comme elle l'avait fait à Montréal, et nous avons donc décidé de déployer des troupes à partir de Kingston. Quand tous ces soldats, marins et aviateurs ont dû quitter leurs familles qui n'avaient pas de chauffage, ni d'électricité, quel a dû être leur état d'esprit et celui de leur femme? Quelles structures avait-on en place pour leur assurer des services? Et quelles structures au Saguenay? Quelles structures pouvaient soutenir le bataillon et l'élément aérien à Winnipeg? Quelles structures sont là en permanence pour éviter qu'un militaire se trouve devant un dilemme moral et qu'il puisse partir rassuré, en sachant que sa famille sera prise en charge?

Nos militaires ont fait ce travail, ils l'ont bien fait, et ils ont soutenu les Canadiens de toutes sortes de façons inhabituelles. Ils se sont montrés tout à fait à la hauteur de la tâche, notamment dans certaines zones, mais c'était difficile et douloureux. Nous n'avions jamais fait ce genre de choses au Canada.

Quand nous étions sur le théâtre d'opérations en Allemagne, c'était normal de bien s'occuper des troupes; c'était automatique. On y consacrait des sommes faramineuses. Mais quand ce genre de situation surgit au Canada, qu'est-ce qu'on fait? On dit: Bon, si cela s'est déjà produit trois fois, on devrait peut-être s'organiser un peu mieux. Quelles sont les structures qui vont nous permettre, dans ce genre de scénario, de déployer rapidement nos troupes sans que leurs familles soient en danger, pour que nos militaires puissent partir la conscience tranquille en sachant que leurs familles seront prises en charge? Voilà le genre de situation qui se présente quand nous faisons face à ce genre de catastrophes.

• 1725

Le président: Merci, général. Il nous reste environ cinq minutes, et je sais que tout le monde a déjà parlé, sauf Judi, qui demande la parole depuis 15 ou 20 minutes. Je donne donc les cinq dernières minutes à Judi.

Mme Judi Longfield (Whitby—Ajax, Lib.): Merci. Vous êtes bien gentil.

Général, vous nous avez dit que s'il y a une chose qui ne suscite aucun doute dans votre esprit, c'est le fait que nous avons de bons responsables militaires, et que nos commandants sont compétents. J'aimerais donc que vous me disiez si vous estimez, comme moi, qu'un bon chef doit être une source d'inspiration, pouvoir offrir son soutien et jouir du respect de ses collaborateurs parce qu'il a mérité ce respect?

J'ai l'impression que vous n'êtes pas en désaccord avec moi.

Lgén Roméo Dallaire: Non. Absolument pas.

Mme Judi Longfield: Très bien.

Est-ce qu'un bon chef serait susceptible de dire à un militaire régulièrement: Si vous n'êtes pas content, allez-vous-en? Est-ce qu'un bon chef dirait: Si ça ne vous satisfait pas—qu'il s'agisse d'équipement, de logement, ou d'autres choses—tant pis? Est-ce qu'un bon chef dirait régulièrement à son personnel: Écoutez, si on avait voulu que vous vous encombriez d'une famille, on vous en aurait donné? Est-ce qu'un bon chef qui accueille sa brigade dirait: Vous n'êtes pas là pour poser des questions; asseyez-vous, taisez-vous, et écoutez-moi? Est-ce qu'un bon chef, face à une mère dont l'enfant est malade qui voudrait simplement qu'on fasse preuve de compréhension quand elle dit que ce n'est pas le moment de l'envoyer ailleurs, lui dirait: Débrouillez-vous? Devrait-elle avoir à entendre ce genre de choses quand son enfant est malade?

Voilà justement le genre de commentaires qui nous ont été rapportés par les militaires, pas juste aujourd'hui ou hier, mais depuis que je suis membre du comité, dans chacune des bases—et je crois en avoir visité 10 ou 11. Voilà le genre de choses que nous entendons sans arrêt.

Je vous fais remarquer, d'ailleurs, que les propos de nos interlocuteurs étaient beaucoup plus vifs; je ne peux pas répéter ce qu'ils ont dit.

Lgén Roméo Dallaire: Il s'agit donc d'un manque total de sensibilité de la part des commandants à l'endroit des militaires—c'est ça que vous êtes en train de nous dire.

Mme Judi Longfield: Tout à fait.

Lgén Roméo Dallaire: Et vous dites que c'est courant ou...

Mme Judi Longfield: Oui. Très courant. À chacune des bases que nous avons visitées, j'ai entendu les mêmes commentaires, comme tous mes collègues autour de la table, d'ailleurs.

Lgén Roméo Dallaire: De la part des officiers et des sous-officiers? C'est-à-dire tous les officiers et sous-officiers?

Mme Judi Longfield: Je vous parle de ce que nous racontent les militaires. Quand ils nous racontent, d'une voix tremblante, qu'on leur a dit... voilà ce qu'ils nous disent: maintenant j'ai l'occasion de vous dire ce que j'ai envie de vous dire. Maintenant je vais vous dire exactement ce que je pense. Et voilà le genre de choses qu'ils nous racontent.

Lgén Roméo Dallaire: Donc, ils parlent de leurs chefs. Ils parlent de leurs sous-officiers supérieurs, etc.

Mme Judi Longfield: Ils parlent de tous les niveaux hiérarchiques.

Lgén Roméo Dallaire: Tous les niveaux.

Mme Judi Longfield: Encore une fois, dans certaines bases, cette attitude est plus manifeste aux échelons inférieurs ou encore supérieurs de la hiérarchie, mais elle existe et elle existe à tous les niveaux.

Lgén Roméo Dallaire: Comment se fait-il que leur réaction soit si contraire au fondement même du leadership et de la notion de compassion et de soutien qui la sous-tend? Pourquoi cette attitude serait-elle si généralisée parmi les sous-officiers et les officiers? Qu'est-ce qui pourrait les inciter à agir de cette façon?

Mme Judi Longfield: Je ne sais pas.

Lgén Roméo Dallaire: Parce que ce ne sont pas des imbéciles.

Mme Judi Longfield: Non. Et c'est justement la question que je me pose et à laquelle je voudrais une réponse.

Lgén Roméo Dallaire: Oui, je comprends.

Mme Judi Longfield: Si vous êtes surpris d'entendre cela, je trouve un peu troublant que vous ayez élaboré cinq recommandations pour rectifier la situation sans même être au courant de ce problème. Or, c'est la cause première des difficultés que vous connaissez actuellement, à mon avis.

Lgén Roméo Dallaire: Quand je reviendrai la semaine prochaine pour vous parler des services et soins que nous assurons aux blessés, vous verrez que je ne méconnais pas la situation que vous décrivez. Je n'ai pas de...

Mme Judi Longfield: Un père nous racontait que lorsque son enfant est décédé, même l'aumônier de la base n'a pas appelé pour lui présenter ses condoléances et offrir de l'aider. Il nous a dit qu'on l'a envoyé en affectation deux ou trois semaines après l'enterrement de son enfant. Voilà le genre de chose qu'on nous raconte. C'est plus qu'une simple question d'argent, bien que le manque d'argent aggrave l'abcès.

Lgén Roméo Dallaire: Les commandants opérationnels, les sous-officiers et les sous-officiers qui dirigent ces opérations complexes sont tous des gens compétents, à mon avis. Ils ont tous une bonne expérience et ils continuent, bien entendu, à se perfectionner.

En faisant le tour de la question, vous comprenez de plus en plus la complexité de la vie de garnison, de ce qui touche les militaires dans ce contexte, et de la capacité des responsables militaires d'y réagir, de leur montrer qu'on s'intéresse à leurs problèmes et qu'on s'en occupe, comme vous l'avez vous-même dit, et qu'il ne s'agit pas... Quelle est la cause de ce genre de conduite? Qu'est-ce qui incite les commandants de garnison à réagir de cette façon? Ce n'est pas ainsi qu'ils réagissent en campagne. Et est-ce que ce sont les seuls à le faire?

• 1730

J'ai assisté avec le général Baril à l'enterrement d'un simple soldat dans une petite localité du Manitoba. Il est décédé pendant la dernière semaine de son troisième tour de service. Il n'avait que 22 ans. Aucun élu n'était présent—pas un seul. Vous dites que la règle d'or veut que les leaders donnent l'exemple mais est-ce que cela leur donne le droit de rejeter leurs responsabilités sur les autres?

Mais la vraie question que vous posez est celle-ci: qu'est-ce qui amène un commandant de garnison, face au genre de problèmes que vous avez décrits, à réagir de façon aussi dure et insensible? Ce sont les mêmes personnes dont vous dépendez au théâtre d'opérations et que vous respectez dans ce contexte... et tout d'un coup, de retour au Canada, ils changent complètement d'attitude.

Je prends bonne note de vos commentaires.

Mme Judi Longfield: Merci.

[Français]

Le président: Général, je veux vous remercier de votre présence ici cet après-midi. Je vois que vous serez de retour mardi prochain.

Lgén Roméo Dallaire: Oui.

Le président: Je sais que plusieurs députés auraient voulu vous poser d'autres questions. Malheureusement, on n'a pas eu tout le temps nécessaire. Il y avait d'autres questions. Je sais que M. Hanger et M. Price en avaient d'autres.

Lgén Roméo Dallaire: Ce n'est que partie remise.

Le président: C'est partie remise à mardi prochain. Merci encore, général.

Lgén Roméo Dallaire: Merci, monsieur le président.

Le président: La séance est levée.