Madame la Présidente, en théorie, mon discours devrait durer environ 20 minutes. Or il est possible qu'il soit un peu moins long. Je me permets donc de donner une longueur d’avance à la personne qui me succédera. Si elle m’entend et qu’elle n’est pas déjà à la Chambre, elle pourra arriver un peu plus tôt.
Nous sommes ici pour discuter du rôle de l’Agence des services frontaliers du Canada. Ce serait peut-être une bonne idée de rappeler à quel point l’Agence des services frontaliers du Canada est une organisation majeure, une grande organisation. Elle est responsable de l’application de pas moins de 90 lois et règlements, ce qui est loin d’être mineur. Il s'agit d'une organisation de taille.
Une des principales lois que l’Agence des services frontaliers du Canada est chargée de mettre en application, c’est la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la LIPR. Les spécialistes et les avocats en immigration disent souvent que si Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, IRCC, est la branche judiciaire de ce qui touche à l’immigration, l’ASFC en est son bras armé. C’est une métaphore qu’on entend souvent dans le milieu de l’immigration.
IRCC suit le processus judiciaire. Si une demande est déposée, elle est faite par écrit. Par la suite, le demandeur est entendu par un tribunal qui doit rendre une décision écrite. Il existe plusieurs façons de contester cette décision, que ce soit par révision ou par appel.
Il y a un processus transparent, étoffé et motivé permettant de contester les décisions qui relèvent de la branche juridique. Cependant, sur le plan coercitif, exécutoire, aucun système n'est en place pour contester ce qui se fait, notamment la façon dont les agents de l’ASFC peuvent agir avec des personnes qui, par exemple, sont visées par des mesures d’expulsion ou avec des immigrants détenus dans des centres de détention à des fins d’identification.
Il peut y avoir des lacunes à plusieurs endroits, mais il n'y a aucune façon de savoir quelles sont ces lacunes autrement qu'au moyen d'une demande d'accès à l'information. Il n’y a pas de système de traitement de plainte ouvert, il n’y a pas de processus ouvert et il n’y a surtout pas de directives permettant d'encadrer le traitement de ces plaintes.
C’est exactement ce que le projet de loi C-3 tente de corriger. Il faut s'assurer de mettre en place un système transparent visant à contrôler et à assurer un bon suivi des plaintes, et peut-être même à en faciliter le dépôt.
Au cours des dernières années, le sujet a attiré l’attention de la presse. D'ailleurs, CBC a procédé à des demandes d’accès à l’information, dans le but d'avoir une idée de ce qui se passait et de ce à quoi ressemblaient les plaintes reçues à l’interne. Il existe en effet une possibilité de déposer des plaintes, mais elles doivent être faites directement à l’Agence des services frontaliers et elles sont traitées directement par l’Agence, et non pas par un tiers externe.
CBC a fait une demande d’accès à l’information et a obtenu certains renseignements. Pour ce qui est de la période allant de janvier 2016 à la moitié de l’année 2018, il semblerait que l’ASFC a reçu pas moins de 1 200 plaintes visant ses employés. Dans certains cas, les plaintes avaient trait au harcèlement et à des inconduites graves. CBC a remarqué que le nombre de plaintes jugées crédibles n’était pas rendu public et que la diffusion des plaintes ne disait pas non plus quelles étaient les mesures qui avaient été prises pour corriger les plaintes qui ont été jugées crédibles. Il n’y a donc pas de reddition de comptes. Il n’y a pas nécessairement de suivi relatif à ces plaintes. Il n’y a pas de système d’application de mesures correctives pour les plaintes qui sont jugées recevables.
La teneur des plaintes était aussi une notion intéressante. Il a fallu que les médias s’intéressent au dossier pour qu’on puisse savoir ce qui se passait. Parmi les 1 200 plaintes reçues, 59 plaintes portaient sur des allégations de harcèlement, 5 plaintes portaient sur des allégations d’agressions sexuelles et 38 plaintes visaient des propos où on associait à la criminalité les gens qui étaient visés.
Un autre des problèmes qu'on perçoit présentement et que CBC a relevés dans le fait qu'il n'y a pas de système de réception des plaintes est que les gens qui sont au Canada sur une base temporaire seulement ont moins accès à ce système de plaintes. On parle notamment des résidents temporaires, des visiteurs, qui peuvent aussi passer entre les mains des agents de l’ASFC. Certains exemples ont été rapportés par CBC. On parle entre autres du cas d’une femme qui devait être expulsée au Guatemala et qui a allégué que des agents de l’ASFC l’ont gravement blessée en la poussant au sol et en s’agenouillant sur son dos. Elle a dit ceci: « Ils ont tiré [mon bras] à l’envers et ils m'ont donné des coups de pied dans le dos avec leurs genoux. »
Dans ce cas précis, aucune information ne nous indique s’il y a vraiment eu un usage excessif de la force dans le dossier dans la dame. Il n’y a pas eu de suivi de cette plainte parce qu’il n’y a pas de mécanismes de suivi de la plainte. Par contre, une médecin montréalaise, Mme Nazila Bettache, qui a vu la dame par la suite a mentionné que celle-ci souffrait d’un traumatisme physique et qu’elle avait des nerfs endommagés dans la colonne cervicale. Malgré tout, comme il n’y a pas de système de suivi des plaintes, on n’a jamais pu faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé.
Il y a un an et demi, La Presse a fait une demande d’accès à l’information pour avoir une meilleure idée de ce qui se passait quant aux plaintes reçues et traitées à l’interne par l’ASFC. La Presse a recensé une centaine de plaintes jugées fondées sur un total d’environ 900 plaintes reçues. C’est environ une plainte sur dix qui est jugée fondée par l’ASFC. Encore une fois, cela pose problème, parce qu’on ignore sur quelle base et sur quels critères les plaintes reçues sont jugées fondées ou crédibles. La personne ne reçoit pas nécessairement de décision motivée, contrairement aux plaintes qui sont reçues et traitées par des organismes indépendants avec des directives claires.
On mentionnait que, dans le cas de certaines plaintes, des voyageurs avaient été la cible de commentaires racistes ou grossiers de la part d’agents des services frontaliers. Il n’y a pas moyen de voir quelle est la teneur de ces plaintes ni comment elles ont été reçues, jugées et traitées, le cas échéant.
La Presse canadienne s’est elle aussi intéressée au dossier. Pour la période 2017-2018, elle a recensé 105 plaintes qui ont été jugées fondées, ce qui représentait environ 12 % de l’ensemble des plaintes reçues. Elle a analysé 875 plaintes au total. Encore une fois, on peut se poser des questions quant au ratio des plaintes qui sont reçues et jugées fondées. Peut-être qu’une analyse plus poussée avec des critères clairs permettrait de voir que plus de plaintes auraient dû être jugées crédibles et être reçues et analysées. Ces plaintes auraient pu mener à un suivi et, on l’espère, à une correction de ce qui s’est passé.
Dans ce cas-ci, La Presse canadienne a recensé le genre de plainte qui a été fait. On mentionne l’exemple d’une voyageuse qui a déclaré qu’un agent de l’ASFC avait été impoli avec elle et lui avait crié dessus jusqu’à ce qu’elle perde connaissance. Or, il semblerait que les agents ont tout simplement mentionné qu’elle était en détresse médicale et qu’elle avait reçu des soins appropriés. Il semble y avoir une disparité entre le contenu de la plainte et la façon dont la plainte est analysée par l’ASFC. Toutefois, on ne mène pas nécessairement une enquête externe dans ces cas.
Un autre cas de plainte recensée concerne un voyageur qui rapportait que les agents insultaient d’autres voyageurs et leur manquaient de respect. Radio-Canada s’est aussi penchée sur le dossier. Elle a soulevé un problème qui est un peu différent, mais qui mérite aussi une analyse du comité qui fera l’étude du projet de loi C-3. Dans les articles de Radio-Canada, il est mentionné que les douaniers ont le droit de fouiller le contenu des appareils numériques, mais qu’ils doivent mettre ces appareils en mode avion. Il semblerait que, dans plusieurs cas qui ont été rapportés, des agents de l’ASFC ont outrepassé cette directive, sans qu’il y ait nécessairement de suivi. Je donnerai quelques exemples.
On parle par exemple de cas où une personne s’est fait demander un accès à ses comptes bancaires en ligne. La personne avait son téléphone sur elle et les agents de l’ASFC ont demandé à avoir accès à son compte bancaire, sans donner aucun motif qui justifiait une telle chose. Il faudrait même se demander s’il était légitime de demander à la personne d’ouvrir ses comptes bancaires.
Un autre voyageur a donné l'exemple suivant. À l'aéroport Montréal-Trudeau, alors qu'il revenait d'un voyage à Cuba, les agents lui ont demandé d'ouvrir ses bagages afin d'en inspecter le contenu. Le voyageur a mentionné que cela faisait 15 fois qu'il allait à Cuba et que tout s'était toujours bien passé. Ce soir-là, il avait été ciblé, visiblement.
Dans ses bagages se trouvaient un téléphone cellulaire, une tablette ainsi que deux clés USB sur lesquelles se trouvaient ses plans de cours et les dossiers de ses étudiants. Les agents lui ont demandé s'ils pouvaient inspecter l'ensemble du contenu de ses clés et de sa tablette. Or, le lendemain de son voyage, l'homme a reçu des messages d'alerte l'informant qu'une personne non identifiée avait tenté d'avoir accès en ligne à son compte Hotmail et à son compte Facebook.
Cela soulève des questions qui m'interpellent particulièrement en ma qualité d'avocate. Quand ces articles avaient paru, je me souviens que cela avait fait jaser dans le milieu juridique, notamment parmi des collègues qui sont avocats en immigration.
Comme ces collègues, je me posais la question suivante: en tant qu'avocate, si j'arrive aux douanes et qu'un agent des services frontaliers me demande de déverrouiller mon téléphone pour en vérifier le contenu, qu'est-ce que je fais?
Comme je suis liée par le secret professionnel, il est possible que mon téléphone contienne de l'information confidentielle. Je suis peut-être avocate en immigration et mon téléphone contient peut-être de l'information qui provient de mes clients et qui pourrait tomber entre les mains de l'ASFC. Est-ce que je renonce à mon voyage? Est-ce que je donne mon téléphone à l'agent? Par la suite, si je veux porter plainte, le système ne me permet pas d'en déposer une en bonne et due forme.
Il y a donc aussi des lacunes au chapitre de la protection de la vie privée. Comment savoir si des limites sont franchies puisque ces limites restent à établir clairement? De plus, elles ne peuvent pas être corrigées dans le cadre d'un processus où une plainte est jugée recevable après avoir été analysée, détaillée et motivée, ou contestée devant les tribunaux et renvoyée à de plus hautes instances judiciaires pour jurisprudence. Tout ce système n'existe tout simplement pas.
Le Bloc québécois appuiera le projet de loi C-3, tout comme nous avions appuyé sa précédente version lors de la dernière législature, alors qu'il avait peut-être été présenté un peu trop tardivement, ce qui lui a malheureusement valu de mourir au Feuilleton.
Toutefois, nous espérons que le projet de loi pourra profiter de commentaires judicieux, mais pas seulement de la part des gens de l'ASFC. Il faut se rappeler que notre appui à ce projet de loi ne signifie pas que nous avons des reproches à faire aux agents des services frontaliers. Aucun grand organisme n'a le monopole des bêtises et aucun n'en est complètement à l'abri.
L'objectif est surtout de pouvoir donner la chance à l'ASFC de se doter d'un bon système d'analyse des plaintes pour pouvoir mettre en place de bonnes pratiques et, s'il le faut, de pouvoir congédier des gens qui n'appliquent pas ces bonnes pratiques lorsque les plaintes sont jugées recevables.
Nous espérons que le comité qui analysera le projet de loi C-3 pourra entendre plusieurs experts, notamment des avocats en immigration et des représentants du syndicat de l'ASFC. Cela fera que la mouture définitive du projet de loi permettra d'avoir le meilleur système possible de traitement des plaintes et que, par la suite, ce traitement des plaintes permettra de donner de meilleures directives aux agents des services frontaliers.