Monsieur le Président, c'est avec plaisir que j'interviens à propos du projet de loi S-4, dont je traiterai selon trois thèmes: primo, la manière dont le projet de loi S-4 entacherait notre processus démocratique; secundo, en quoi le projet de loi S-4 est déjà irrémédiablement désuet, dépassé par l'évolution technologique; et tertio, le fait que le projet de loi S-4 présente des caractéristiques troublantes et que même les mesures limitées qu'il vise à prendre ne protégeront pas adéquatement la vie privée et les renseignements personnels.
En ce qui a trait au premier thème, la démocratie, rappelons-nous qu'à l'origine de ce qui a fini par devenir un chapelet de projets de loi distincts, il y avait le projet de loi C-30, que j'ai toujours qualifié de projet de loi sur la surveillance d'Internet. Les experts et la société civile ont tellement décrié cette mesure que le gouvernement a tenté d'en dessaisir la Chambre en la soumettant à l'examen du comité avant l'étape de la deuxième lecture. Le projet de loi a ensuite disparu, car le gouvernement savait qu'il comportait trop de dispositions qui, dès le départ, avaient trop fait tiquer les Canadiens.
Si j'en parle, c'est parce que certains éléments du projet de loi C-30 ont commencé à refaire surface isolément depuis cette disparition.
Pour le projet de loi S-4, le gouvernement emploie l'une des mêmes tactiques que pour le projet de loi C-30 afin de le soustraire à la vigilance publique. Il est paradoxal que ce soit celle-là même que préconisait le comité McGrath, en 1982 ou 1984, c'est-à-dire mieux mettre les comités à profit en leur faisant examiner les projets de loi avant que leur principe ait été défini. Le gouvernement a renvoyé le projet de loi au comité avant l'étape de la deuxième lecture, je veux dire entre la première et la deuxième lecture. Essentiellement, cette méthode permet aux comités de considérer un projet de loi comme la version préliminaire, mais quasi achevée, du gouvernement, et aux députés, vraisemblablement de tous les partis, de tenter de l'améliorer et de le peaufiner sans être entravés, comme ils le sont actuellement lorsqu'un comité examine un projet de loi, par un principe prédéfini puisque ce principe n'est en principe défini qu'à l'étape de la deuxième lecture.
Le projet de loi S-4 a été renvoyé au comité et, ô surprise, les conservateurs — comme ils le font toujours depuis que j'ai été élu et depuis qu'ils forment un gouvernement majoritaire, en 2011 — ne l'ont pas amendé. Le gouvernement a rejeté tous les amendements proposés et n'en a lui-même proposé aucun. C'est comme s'il n'avait rien entendu de convaincant dans les nombreux témoignages des témoins qui, sur un ton modéré, ont montré, à partir d'analyses très fines, que le projet de loi pouvait être amélioré, même dans le cadre très limité de ce que le gouvernement cherchait à faire. Le gouvernement, par l'entremise des membres du comité, a décidé que le projet de loi était parfait tel qu'il était.
La deuxième édition de La procédure est les usages à la Chambre des communes dit, à la page 742, que cette façon de procéder était censée, selon le rapport McGrath qui a été déposé en 1982 ou 1984, conférer plus de pouvoir à la Chambre en ce qui concerne les projets de loi du gouvernement. Il avait pour but d'instaurer plutôt un rapport de partenariat entre les députés et le gouvernement. Voici ce qu'on peut y lire:
Les députés peuvent ainsi examiner le principe des projets de loi avant l’étape de la deuxième lecture et proposer des amendements qui en modifient la portée.
En fin de compte, c'était un subterfuge. Quel député parmi nous pourrait douter que, si le projet de loi a été renvoyé au comité entre la première et la deuxième lecture, c'est pour qu'il ne soit plus à l'ordre du jour de la Chambre? Lorsqu'un projet de loi est débattu aux Communes, il a tendance à attirer davantage l'attention du public et il est susceptible de provoquer une réaction hostile dans la société civile, comme les protestations constantes qu'ont engendrées certains projets de loi du gouvernement ces derniers temps. Le gouvernement a eu recours à ce procédé pour occulter le projet de loi et pour qu'il n'en soit de nouveau question qu'au moment où il ne reste plus que deux semaines de travaux à la Chambre et où la société civile n'a plus l'énergie et l'état d'esprit nécessaires pour opposer une résistance générale.
Mes collègues ont soulevé un problème concernant ce projet de loi, à l'instar des autres projets de loi dont l'étude commence au Sénat. C'est un problème structurel que nous espérons pouvoir régler après les prochaines élections en redonnant le Sénat le rôle qui devrait lui revenir. En outre, le gouvernement n'a aucunement tenu compte du conflit probable entre ce projet de loi et la décision Spencer rendue en 2014 par la Cour suprême du Canada.
Cette décision a reconnu la nature de l'intérêt en matière de vie privée des renseignements sur les internautes, y compris toutes les métadonnées au sujet de la vie de ceux-ci qui figurent sur Internet. On peut lire que, dans un contexte policier, des mandats sont nécessaires pour obtenir de tels renseignements.
La LPRPDE, telle qu'elle est modifiée par le projet de loi S-4, autoriserait maintenant des organismes du secteur privé, sous le couvert notamment d'enquêtes en matière de fraude ou de rupture de contrat, à demander à n'importe quel autre organisme du secteur privé de tels renseignements. La loi ne prévoit aucune mesure de protection. C'est comme si l'arrêt Spencer n'avait jamais existé.
Le ministère de la Justice n'a transmis aucune opinion, par l'intermédiaire du ministre de la Justice, selon laquelle, au titre de l'article 4.1 de la Loi sur le ministère de la Justice, le projet de loi S-4 respecte la Charte, même après la décision Spencer. C'est parce que le gouvernement ne présente jamais d'opinion et ne prend jamais au sérieux les arguments fondés sur la Charte.
Le bilan est clair. L'année dernière seulement, une douzaine de jugements ont été rendus par les tribunaux, et dans 10 d'entre eux, le juge a conclu que la loi du gouvernement contrevenait à la Charte ou à d'autres principes du droit.
En fin de compte, ce projet de loi n'a rien de rassurant pour la démocratie, mais, malheureusement, il n'y a là rien de nouveau.
Quant au deuxième thème, c'est que le projet de loi a raté le coche.
Tout cela a commencé en 2007. À cette époque, l'examen de la LPRPDE était obligatoire selon la loi. Très rapidement, quelques projets de loi ont été présentés à la Chambre, mais ils n'ont tout simplement pas franchi les étapes alors que le gouvernement était minoritaire. Rien n'a changé par la suite. Le gouvernement reste toujours accroché aux mêmes idées qu'il avait en 2007.
On peut lire ce qui suit dans un document d'information obtenu de la Bibliothèque du Parlement concernant les lois fédérales sur la vie privée:
Les progrès technologiques facilitant de plus en plus la collecte, la conservation et la recherche des renseignements personnels, la nécessité de protéger la confidentialité de ces renseignements devient un défi constant pour les législateurs.
Ce défi n'a pas été relevé. C'est comme si le gouvernement n'était pas conscient de la rapidité presque exponentielle avec laquelle, année après année, nous sommes devenus une économie fondée sur l'information.
Qu’en est-il de ces faits fondamentaux?
La compagnie de taxis actuellement la plus grande au monde n’a pas de voitures. C’est la plus grande compagnie de taxis parce qu’elle a l’information. C’est Uber.
La plus grande compagnie de location de logements au monde, Airbnb, ne possède aucune propriété, mais elle est la compagnie la plus riche et la plus grande parce qu’elle détient l’information.
Le plus grand détaillant au monde n’a absolument aucun stock. C’est Alibaba, en Chine.
Voilà donc le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Et il n’y a rien dans les modifications proposées à la LPRPDE, dans le projet de loi S-4, qui indique que le gouvernement est vraiment au fait de ce que cela signifie de vivre dans une telle économie.
Nous devrions réfléchir à ce que l’on appelle l’Internet des objets. Selon des recherches récentes, d’ici à 2020, 26 milliards d’appareils seront connectés à Internet. Cela représente environ une moyenne de 3 ou 4 appareils par personne sur la Terre. Rien, mais absolument rien, n’est prévu dans le projet de loi pour les questions relatives à la protection de la vie privée que soulève le fait que nous vivons de plus en plus dans un monde connecté dans lequel nos téléphones indiqueront notre rythme cardiaque, nos frigos signaleront nos habitudes alimentaires et pourront même commander notre épicerie, des voitures sans conducteur rouleront sur nos routes et les thermostats ainsi que les compteurs intelligents surveilleront tous nos mouvements. Or, le projet de loi ne contient rien à cet égard. Tout ce que je peux dire, c’est que des modifications qui sont en retard de 10 ans ne méritent pas qu’on s’emballe pour elles.
Le troisième thème concerne les insuffisances et les problèmes du projet de loi.
Permettez-moi de simplement de les énumérer. Ils ont été mentionnés auparavant.
Premièrement, le traitement de la question du consentement dans Internet est inadéquat après l’affaire Spencer.
Deuxièmement, l'échappatoire qui permet aux organismes privés de transmettre de l’information sans aucune sorte de mesure de protection comme un mandat, au motif simplement qu’ils enquêtent sur des manquements à un engagement ou encore sur une fraude ou un cas d’exploitation financière, ouvre la porte toute grande aux incursions dans la vie privée des gens.
Troisièmement, je terminerai en disant que la norme de déclaration selon laquelle, s’il y a eu atteinte aux données, la compagnie ou le détenteur des données doit informer la personne visée que des données la concernant ont été perdues s’il y a un risque réel de dommage important constitue une norme subjective parce que c’est la compagnie ou le détenteur des données qui évalue ce risque. Il n’y a pas vraiment de système qui permettrait d’éviter que cette norme ne devienne un mécanisme pour soustraire des atteintes aux données à la connaissance de la population et, par conséquent, à la reddition de comptes.