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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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STANDING COMMITTEE ON FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE

COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le mardi 2 mai 2000

• 0937

[Traduction]

Le président (M. Bill Graham (Toronto-Centre—Rosedale, Lib.)): Nous allons commencer. Nous avons du mal à faire fonctionner l'appareil Power Point.

Le vice-président qui est membre de l'Alliance canadienne me reproche de commencer en retard, et je le vois discuter depuis trois minutes à l'autre bout de la pièce. Il n'y a vraiment pas de discipline au sein du comité.

Une voix: Rappelez-le à l'ordre.

Le président: Oui.

Nous allons modifier un peu le programme pour qu'on puisse installer le système Power Point.

Chers collègues, j'aimerais vous raconter quelque chose qui devrait vous intéresser, je pense. Durant le congé, je suis allé à New York avec le ministre pour assister aux travaux du Conseil de sécurité. Il a été question des sanctions. Comme vous le savez, le Conseil de sécurité négocie la question des sanctions, surtout à l'égard de l'Iraq.

Je me suis trouvé à parler au secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, qui a pris la peine de me remercier du rapport du Comité sur les sanctions. Au grand étonnement de l'ambassadeur, il est venu me dire: «Monsieur Graham, je veux vous remercier de votre rapport de comité. Il nous a été très utile pour comprendre ce que les politiciens pensent de ces questions. Le secrétariat vous en est très reconnaissant.» Il m'a demandé de transmettre ses remerciements aux membres du comité.

Je voulais vous dire que je trouve que c'est assez remarquable que notre travail arrive à influencer la réflexion du secrétaire général à New York. Ce que nous faisons est peut-être valable parfois.

Je félicite donc tout le monde du travail que nous avons fait à ce sujet. Ce fut une étude difficile, mais je pense qu'elle a finalement été très utile.

• 0940

Ensuite, nous allons poursuivre nos séances d'information sur le voyage dans le Caucase. Je veux m'excuser de la confusion entourant ce voyage. C'est une mission très difficile à organiser, croyez-moi. J'aimerais pouvoir en imputer la faute à l'opposition, mais ce n'est pas le cas. Notre problème est attribuable au fait que le nombre de députés libéraux et de députés de l'opposition qui feront partie du voyage doit être le même. Aucun député conservateur ne veut nous accompagner, nous n'avons plus de député néo-démocrate, et je crois comprendre que même M. Mills a des problèmes. Nous nous efforçons donc d'assurer un équilibre.

M. Grewal nous a beaucoup aidés, et je ne me plains pas. Le Bloc aussi nous a aidés. Mais nous n'avons pas pu jusqu'ici autoriser le voyage à autant de députés libéraux que nous l'aurions voulu, et nous allons peut-être demander à l'opposition s'il ne serait pas possible, si quelqu'un comme M. Mills se désiste, de peut-être le pairer avec quelqu'un d'autre.

Monsieur Grewal, aviez-vous quelque chose à dire à ce sujet?

M. Gurmant Grewal (Surrey-Centre, Alliance canadienne): Je sais que votre parti aime voyager, et il peut bien y avoir plus de députés libéraux. Il y aura toujours une majorité de sept députés à la Chambre, alors ils peuvent bien être plus nombreux à voyager. Ils peuvent se permettre de laisser partir plus de députés.

Le président: Je suis déçu que vous parliez de notre goût pour les voyages. Je ne pense pas que ce soit un voyage de plaisir.

M. Gurmant Grewal: Je blaguais, monsieur le président.

Le président: Le problème, c'est que nous ne sommes pas les seuls. Des ministres et d'autres seront à l'extérieur. De toute façon, selon la règle, le nombre doit être égal, et nous allons tous essayer de régler le problème.

Je pense que ce sera une étude importante, et je remercie tous les membres de l'aide qu'ils ont apportée. Je m'excuse simplement des difficultés que nous avons à obtenir des visas, à essayer de déterminer qui partira. Ce n'est pas facile.

M. Gurmant Grewal: Monsieur le président, vous savez que nous avons une course à la direction en cours.

Le président: Je sais.

M. Gurmant Grewal: Comme il y a aussi quelques autres activités en cours au sein de l'Alliance canadienne, il est difficile pour nous de permettre à des députés de s'absenter pendant 10 jours.

Le président: Je comprends très bien. Je sais que tout le monde a ses raisons.

M. Deepak Obhrai (Calgary-Est, Alliance canadienne): Que va-t-il se passer finalement? S'il y a cinq députés d'opposition qui font le voyage, faudrait-il qu'il y ait cinq députés libéraux?

Le président: Nous espérons obtenir votre accord, et peut-être celui du NPD, pour qu'un absent puisse être pairé avec quelqu'un d'autre, ce qui permettrait à plus de députés de partir. Nous pourrions fonctionner de cette façon.

M. Deepak Obhrai: Si vous payez le lunch, nous pourrions y penser.

Le président: Oui, je suis d'accord. Je vais vous payer le repas.

Nous y sommes. Nous allons commencer. Nous nous excusons d'avoir fait attendre les témoins.

Nous accueillons M. Carment, qui vient de la Norman Paterson School, et qui comparaît souvent devant notre comité. Merci beaucoup d'être venu nous rencontrer aujourd'hui.

Nous accueillons également M. Neil MacFarlane, qui est professeur à l'université Oxford. Merci d'être venu de si loin, monsieur MacFarlane.

Nous recevons aussi M. Patrick Armstrong, qui travaille au ministère de la Défense nationale, mais qui témoigne à titre personnel parce qu'il se passionne pour l'Asie centrale, j'imagine, ou parce qu'il connaît très bien la région. Il ne parle pas au nom du ministère.

Nous allons donc commencer par M. Carment.

M. David Carment (professeur, Country Indicators for Foreign Policy Project, Norman Paterson School of International Affairs, université Carleton): Merci. Je suis heureux d'être ici. Je tiens à remercier le comité de m'avoir invité, moi et d'autres personnes qui ne pouvaient pas participer à la réunion d'aujourd'hui.

Notre équipe a réuni une série d'indicateurs sur la prospérité économique, la stabilité régionale et la viabilité politique du Caucase et de l'Asie centrale.

Je vais vous présenter une vingtaine de diapositives, si le temps le permet, qui évaluent les différents indicateurs et montrent les résultats pour les pays en question.

Notre équipe a constitué une base de données qu'on peut maintenant consulter sur le site Web de l'université Carleton. Nous avons choisi divers indicateurs dans cette base de données.

En plus, j'ai réuni à l'intention de ceux que cela pourrait intéresser les informations que je vais vous présenter aujourd'hui en français et en anglais. Si vous voulez obtenir copie de mon exposé et de la méthodologie utilisée pour recueillir les données, je peux vous remettre les disquettes en question.

Les données que nous avons recueillies sont publiques. Nous espérons les avoir présentées de façon à ce qu'elles soient faciles à interpréter et à comprendre. Elles proviennent de sources statistiques réputées; elles sont reproduites de façon à être faciles à évaluer, et tous les indices sont exprimés sur des graphiques circulaires ou à bandes pour en faciliter l'interprétation.

• 0945

Aujourd'hui, nous allons examiner un sous-ensemble d'indicateurs tirés de ces données et traitant des trois piliers de la politique étrangère du Canada, à savoir la prospérité économique, la stabilité mondiale et les valeurs canadiennes.

Nous présentons une série de données plus précises sur la démographie, l'économie, la capacité militaire, le climat politique et la stabilité interne, les risques et les conflits potentiels, le développement social, la sécurité humaine et l'environnement. Toutes les données sur ces domaines peuvent être téléchargées à partir du site Web du CIFP.

Nous allons examiner aujourd'hui divers indicateurs sur l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan. Je voudrais souligner avant de commencer que je ne suis pas du tout un expert de la région. Je suis plutôt ici, d'après ce que j'ai compris, pour vous présenter les indicateurs et les interpréter pour vous. Vous pouvez me poser des questions sur la valeur des indicateurs dont je vais vous parler.

À des fins de comparaison, nous avons ajouté...

Le président: [Note de la rédaction: Inaudible]... les membres du comité. Dans certains cas, nous sommes des experts, et dans d'autres non.

M. David Carment: Espérons que les questions permettront d'apporter des précisions.

Le président: Bien.

M. David Carment: Je crois comprendre que votre voyage va aussi vous emmener en Turquie. C'est pourquoi des données concernant le Canada et la Turquie ont été ajoutées à des fins de comparaison.

Examinons ensemble les trois piliers de la politique étrangère canadienne: la promotion de la prospérité et de l'emploi, la protection de notre sécurité à l'intérieur d'un cadre mondial stable et la projection des valeurs et de la culture canadiennes.

Nous allons commencer par la prospérité économique. Le premier indicateur est le PIB réel par habitant, et vous avez avec vous de la documentation sur la méthodologie utilisée. Cela correspond en gros à la valeur totale de tous les biens et services pour consommation finale qui sont produits par une économie, tant par les résidents que les non-résidents; cela est converti en dollars américains en fonction du taux de change pour la parité des pouvoirs d'achat.

Le premier graphique qui suit indique que le Canada est de loin le pays qui a le PIB par habitant le plus élevé. Nous constatons également que, depuis 1994—les données ont été recueillies à partir de 1994 à peu près et vont jusqu'en 1999—il y a eu une augmentation modeste au cours de la dernière année environ, même si le PIB par habitant a diminué depuis 1994. Si nous évaluons les données pour la région en question, à l'exclusion du Canada et de la Turquie, nous voyons que le Tadjikistan est le pays où le PIB par habitant est le plus faible, tandis que le Kazakhstan est celui où il est le plus élevé. Si nous revenons au graphique précédent, nous voyons que le Canada a un PIB qui se situe à peu près entre 19 000 $ et 22 000 $ US et que celui de la Turquie correspond à peu près au tiers de celui du Canada.

Nous passons maintenant à l'indice du développement humain. L'IDH est une simple moyenne de trois éléments: la longévité, soit l'espérance de vie à la naissance, les connaissances, mesurées en fonction de l'alphabétisation des adultes, ce à quoi on accorde les deux tiers des points, et du taux combiné des inscriptions aux niveaux primaires, secondaires et postsecondaires, et le niveau de vie tel que mesuré par le PIB réel par habitant. Quand nous comparons le Canada et la Turquie avec les pays de la région, nous observons que le Canada se classe au premier rang, avec un IDH de 1, comme vous le savez probablement, et que les pays de la région se classent entre 0,6 et 0,8.

Dans la région, nous constatons que le Kazakhstan...

Le président: Puis-je vous interrompre? Pour donner un certain sens à ces chiffres, quel serait l'indice du développement humain le plus bas dans le monde? Quel est le chiffre le plus bas?

M. David Carment: Il se situerait près de zéro. Je ne sais pas quels pays se classeraient à ce rang?

Mme Diane Marleau (Sudbury, Lib.): [Note de la rédaction: Inaudible]... Je ne suis pas sûre si c'est le plus bas, mais...

Le président: Oh, vraiment? Il y a donc des pays qui ont un indice encore beaucoup plus bas.

Mme Diane Marleau: Oui.

M. David Carment: Ce tableau vous fournit les données pour faire cette évaluation. Nous n'indiquons pas le nom des pays qui ont l'indice le plus bas, mais il y a environ 35 pays dans cette catégorie, tandis que les pays de la région à l'étude se trouvent dans la catégorie des 94 pays ayant un indice du développement humain moyen. Le Canada a l'indice le plus élevé, et il y a 44 autres pays dans la catégorie de ceux qui ont un indice élevé. Parmi les pays qui ont un indice moyen, vous pouvez voir que le Kazakhstan se classe au premier rang et le Tadjikistan au dernier rang.

• 0950

Pour revenir au graphique précédent, que vous avez dans la documentation, vous pouvez constater que l'IDH a baissé légèrement, mais qu'il a connu une amélioration au cours de la dernière année à peu près.

La prochaine diapositive traite du pilier 2 qui est la stabilité mondiale. Des indicateurs approximatifs nous donnent une idée de la stabilité régionale de l'Asie centrale et du Caucase.

Nous avons essayé d'évaluer l'effet de certains facteurs sur la stabilité régionale et nous avons inclus dans cette catégorie les populations de réfugiés. Il faut prendre ces données avec un grain de sel, bien sûr, parce que ce ne sont pas tous les mouvements de réfugiés qui sont associés à l'instabilité. Quoi qu'il en soit, nous pouvons déduire de ce premier indicateur, qui comprend des données sur les populations pour lesquelles le HCR s'inquiète, par pays d'asile ou de résidence, que la plupart des pays de la région ont donné asile à beaucoup moins de 200 000 personnes chaque année au cours des cinq dernières années et que la proportion de réfugiés diminue.

Cependant, l'Azerbaïdjan, ce qui n'a rien d'étonnant, qui est engagé dans un conflit régional avec l'Arménie, est le pays qui a accueilli le plus grand nombre de réfugiés chaque année et aussi celui qui a accepté le plus grand nombre de réfugiés au total, suivi par l'Arménie, la Géorgie et le Canada.

M. Deepak Obhrai: C'est le nombre de réfugiés entrés au Canada? Est-ce ce que vous dites?

M. David Carment: Qui demandent asile au Canada ou à qui le Canada accorde l'asile et la résidence.

Les minorités à risque sont le deuxième indicateur. Les chiffres sont tirés de la base de données du projet Minorities at Risk. Cet indicateur essaie d'évaluer le nombre et la nature des groupes qui prennent part à des révoltes ou à des manifestations ethniques de nature politique, et à l'occasion à de la violence.

Le graphique indique que le Kazakhstan, par rapport au pourcentage de la population totale, a le nombre de minorités à risque le plus élevé, avec presque 40 p. 100. À l'opposé, l'Arménie est le pays qui en a le moins, en fait moins de 100 000 par rapport au pourcentage de sa population. Le chiffre ne figure même pas dans le tableau. Il y a un certain nombre de pays entre les deux. Pour ce qui est du Canada, selon les données de Minorities at Risk, le pourcentage est d'environ 25 p. 100 par rapport à sa population totale.

M. Deepak Obhrai: De quelles minorités parlez-vous?

M. David Carment: D'après la définition de la base de données sur les minorités à risque, il y a trois minorités à risque au Canada.

M. Deepak Obhrai: Les Autochtones?

M. David Carment: Je pourrais vous répondre mais, pour des raisons de temps, j'aimerais mieux y revenir plus tard.

Le président: Nous aimerions savoir si, quand vous parlez de «minorités à risque»... Par exemple, les minorités qui sont bien traitées et bien protégées dans un pays seraient-elles considérées comme des minorités à risque simplement parce qu'elles sont des minorités?

M. David Carment: Non, non.

Le président: Ces chiffres indiquent-ils seulement qu'il y a beaucoup de minorités ou que l'existence de ces minorités est menacée?

M. David Carment: Le projet Minorities at Risk dit recueillir des données sur les populations qui sont menacées pour différentes raisons.

Le président: L'assimilation culturelle ou autre chose?

M. David Carment: L'assimilation, l'intégration.

Le président: Bien.

M. David Carment: Mais il est plus important de comprendre les activités que mènent les minorités pour atteindre leurs objectifs politiques que de savoir si elles sont considérées à risque dans un pays.

M. Deepak Obhrai: Pour plus de précision, vous dites que l'assimilation est un risque?

M. David Carment: C'est une activité qui peut entraîner des manifestations ou des révoltes politiques.

Le président: Bien. Nous y reviendrons plus tard, mais au moins nous comprenons ce que vous dites. Il ne s'agit pas seulement de l'existence de minorités, mais de savoir si leur survie comme société clairement distincte est...

M. David Carment: Étant donné que nous avons commencé à en discuter, je vous signale que la base de données sur les minorités à risque est celle que la CIA a utilisée pour déterminer la possibilité qu'un État soit touché par une guerre ethnique ou le clivage ethnique.

• 0955

Le président: Bien, je comprends.

M. David Carment: Nous avons aussi essayé de mesurer les divisions ethniques au sein de la société ainsi que la nature de la révolte et de la violence causées par la répression et, dans ce cas, le classement est légèrement différent. On a obtenu ces chiffres en multipliant le nombre de groupes par le pourcentage de la population totale ce qui donne un indicateur du clivage ethnique dans la société.

Nous voyons que l'Azerbaïdjan obtient le pourcentage le plus élevé, soit 90 p. 100, suivi de près par le Kazakhstan, la Géorgie et le Kirghizistan. Il faut souligner que, dans la plupart de ces pays, plus de 25 p. 100 de la population se révoltent ou manifestent. Et je n'emploie pas seulement le mot révolte, mais aussi manifestation.

M. Sarkis Assadourian (Brampton-Centre, Lib.): Le chiffre zéro a-t-il un lien avec le tableau précédent qui indique qu'il n'y a pas de minorités à risque?

M. David Carment: Oui, tout à fait. Mais j'aimerais signaler que, si une minorité comprend moins de 100 000 personnes, elle n'est pas incluse dans la base de données. Il faut que la population soit de plus de 100 000 personnes.

M. Sarkis Assadourian: Parlez-vous de l'ensemble des minorités ou de certaines d'entre elles?

M. David Carment: Les minorités à risque.

M. Sarkis Assadourian: [Note de la rédaction: Inaudible]

M. David Carment: En Arménie?

M. Sarkis Assadourian: Oui.

M. David Carment: Elles ne seraient pas comprises dans cette base de données. Si vous voulez connaître les chiffres qui tiennent compte de toutes les minorités, il faudrait consulter les registres de renseignements de la CIA. On y indique toutes les catégories indépendamment de leur proportion par rapport à la population totale.

M. Sarkis Assadourian: Merci.

M. David Carment: Très bien.

On m'a dit que j'aurais seulement 10 minutes pour faire ma déclaration. Je veux bien répondre aux questions qu'on me pose, mais je préférerais ne pas avoir à laisser tomber trop de choses.

Les dépenses de défense sont le troisième indicateur approximatif de la stabilité mondiale et régionale pour les fins de notre étude. Les données sont tirées du document Les forces armées mondiales, qui présente des données sur les dépenses de défense. Nous essayons de comparer les dépenses sur une période de cinq ou six ans.

En termes absolus, ces dépenses paraissent dérisoires à côté de celles du Canada et de la Turquie. En effet, nous voyons que les dépenses du Canada, en blanc, et celles de la Turquie, en vert, dépassent de loin celles des autres pays en question. Cependant, dans le graphique des pays de la région seulement, à l'exclusion du Canada et de la Turquie, on constate que, pour l'ensemble de ces pays, il y a eu une augmentation, légère mais évidente, des dépenses dans le domaine de la défense. Elles n'ont baissé dans aucun pays en termes relatifs. Le Kazakhstan, en bleu pâle, et l'Ouzbékistan, en bleu foncé, ont les dépenses les plus élevées sur une base annuelle, suivis de l'Arménie. Le Canada et la Turquie se situent beaucoup plus bas.

Pour expliquer cela, nous voyons que les dépenses de défense sont exprimées en pourcentage du PIB. Il y a une tendance à la hausse. Les deux points les plus bas sur ce graphique représentent la Turquie et le Canada.

Le troisième pilier est celui des valeurs canadiennes. On nous a demandé de recueillir au sujet de diverses conventions internationales des données sur les normes du travail. Nous avons très peu de données fiables pouvant nous renseigner sur les normes du travail. Par contre, nous avons pu consulter les conventions et déterminer les pays de l'Asie centrale et du Caucase qui les avaient signées.

• 1000

Nous avons donc choisi cinq conventions et indiqué si oui ou non les États que vous allez visiter ont approuvé ces normes du travail. Il s'agit de la convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, la convention sur le droit d'association et la négociation collective, celle concernant l'abolition du travail forcé, celle sur la discrimination et celle sur l'âge minimum.

Il faut signaler qu'il s'agit de conventions. Le fait de les signer ne signifie pas qu'elles sont appliquées, mais cela nous indique quels sont les pays qui ont donné leur adhésion. Pour ce qui nous intéresse, il est important de signaler que la Turquie, la Tadjikistan, le Kyrghizstan, l'Azerbaïdjan et la Géorgie ont tous signé ces conventions.

Nous allons maintenant discuter de quelque chose qui est un petit peu plus compliqué à évaluer, à savoir si un État peut être considéré démocratique ou s'il véhicule des valeurs démocratiques ou autocratiques. Pour évaluer cela, nous avons consulté une base de données appelée Polity III. Elle nous renseigne sur les libertés démocratiques en vigueur dans un pays par rapport aux indicateurs autocratiques pour les cinq dernières années.

La note pour la démocratie mesure l'ouverture générale des institutions politiques selon la compétitivité de la participation, le recrutement des cadres et la quantité de contraintes sur le pouvoir exécutif. La note pour l'autocratie est tirée des mêmes mesures, auxquelles s'ajoute la réglementation de la participation. Les États peuvent obtenir des points dans les deux catégories. En effet, ils peuvent avoir à la fois des valeurs autocratiques et démocratiques.

Si on examine les graphiques, on constate qu'il y a trois États qui sont en mutation depuis 1994, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, qui sont ce qu'on pourrait appeler des démocraties-autocraties incohérentes ou en mutation. Quand la courbe rouge de l'autocratie rencontre la courbe bleue de la démocratie, c'est que le pays a connu un changement important de régime au cours de l'année en question. Autrement dit, ce sont des démocraties instables.

Le président: Le Kazakhstan a connu un régime autocratie stable, j'espère.

M. David Carment: Il a connu un changement en 1994. Je laisserai les experts de la région en expliquer les raisons possibles. C'est fort probablement associé à la guerre ou à l'instabilité durant le changement de régime.

Les États qui témoignent de valeurs démocratiques et ont un faible indice d'autocratie sont le Canada, la Turquie, le Kirghizistan et le Kazakhstan. Il y a par contre des États où les mesures autocratiques sont extrêmes. C'est le cas du Tadjikistan, du Turkménistan et de l'Ouzbékistan. Ils ont obtenu une note élevée pour l'autocratie et une note faible pour la démocratie au cours des six dernières années. À titre de comparaison, on voit que la Turquie et le Canada ont obtenu une note élevée pour la démocratie et une note faible pour l'autocratie.

Nous en arrivons finalement à l'indicateur des droits de la personne, des droits politiques et des libertés civiles. Dans ce cas, nous avons recueilli diverses informations nous permettant de savoir si un État était considéré comme étant libre, partiellement libre ou pas libre, selon le classement de Freedom House. Nous avons aussi voulu déterminer si ces États respectaient les libertés civiles conformément aux valeurs canadiennes. Les États ayant obtenu une note se situant entre 1 et 2,5 sont généralement considérés libres, ceux qui obtiennent une note se situant entre 3 et 5,5 sont considérés partiellement libres, et ceux qui obtiennent une note se situant entre 5,5 et 7 sont généralement considérés comme n'étant pas libres. Chacun des deux indices est mesuré sur une échelle de 1 à 7, où 1 représente le degré de liberté le plus élevé et 7 le degré le plus faible.

Ce tableau et celui que je vais vous montrer dans un moment confirment essentiellement ce que nous avons vu dans les tableaux précédents, à savoir que les droits civils et politiques sont limités au Turkménistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan. L'analyse chronologique nous permet de constater, par exemple, que le Tadjikistan a obtenu le note sept de 1993 à 1997, le Turkménistan presque toujours des sept ainsi que l'Ouzbékistan. Ce sont des États qui ne sont pas considérés libres. Il ne semble y avoir aucun mouvement vers une plus grande libéralisation dans ces États tandis que, conformément aux données précédentes, nous constatons qu'il y avait une certaine incohérence ou une liberté partielle dans d'autres pays, comme en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie.

• 1005

Vous observerez que le Canada obtient un sur cette échelle et que la Turquie obtient une note se situant entre trois et quatre.

Pour ce qui est des libertés civiles, encore ici, le Turkménistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan obtiennent l'indice le plus élevé qui correspond au degré de liberté le plus faible.

Enfin, l'analyse chronologique nous renseigne plus clairement et nous permet de constater encore une fois que, selon le classement Freedom House, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan sont tous des pays qui ne sont pas considérés comme étant libres. Le Kazakhstan les suit de très près.

Ceci met fin à mon très bref exposé. Je n'ai pas vraiment pu expliquer en détail les données ou répondre à vos questions, mais je vous remercie de m'avoir permis de m'adresser à vous aujourd'hui. Si cela vous intéresse, je répète que cet exposé se trouve sur disquette. Si vous voulez consulter le site web, c'est avec plaisir que je vous donnerai un mot de passe et un nom d'utilisateur.

Le président: Merci beaucoup. Je crois comprendre que c'est un outil dont le ministère se sert à des fins d'analyse et que le comité pourrait obtenir des données sur beaucoup d'autres pays et avoir accès à votre site web.

M. David Carment: C'est exact. Merci.

Le président: Les données de ce genre n'existent pas seulement pour cette région du monde. Nous pourrions nous en servir pour d'autres régions ou d'autres pays que nous pourrons visiter, comme ceux d'Afrique, Jean. Nous pourrions probablement obtenir des données sur d'autres pays.

M. David Carment: Nous avons environ 80 indicateurs pour tous les pays avec lesquels le Canada entretient des relations étrangères. Ils peuvent vous être d'une certaine utilité. Vous n'avez qu'à m'envoyer un courriel quand vous en aurez l'occasion. Vous obtiendrez un mot de passe et un nom d'utilisateur.

Le président: Les attachés de recherche des différentes parties peuvent probablement communiquer avec vous directement.

M. Deepak Obhrai: Pouvons-nous poser des questions maintenant?

Le président: Non, nous allons donner la parole aux deux autres témoins et nous poserons des questions à la fin, si vous n'avez pas d'objection. Nous poserons toutes nos questions en même temps. C'est un genre de survol et nous allons donner la parole aux deux experts de la région qui sont ici aujourd'hui. Nous allons d'abord entendre M. MacFarlane, puis M. Armstrong.

Monsieur MacFarlane.

M. Neil MacFarlane (professeur, université Oxford): Merci.

[Français]

Monsieur le président, membres du comité, je veux commencer en français, non seulement parce que c'est l'une des deux langues officielles, mais aussi parce que j'ai commencé ma vie en français à Sainte-Anne-de-Bellevue.

Il me fait grand plaisir d'être ici pour discuter avec vous des affaires de l'Asie centrale et du Caucase. Cela fait 10 ans que je fais des recherches dans la région à propos de l'évolution politique, des conflits civils, du maintien de la paix, de l'aide humanitaire, etc.

Je dois dire que, par moments, j'étais un peu frustré par ce que je percevais comme un manque de politique canadienne quant à cette région. Donc, pour moi, il est très encourageant qu'on se rencontre ici pour discuter de ces questions et que l'intérêt des fonctionnaires, des parlementaires et du gouvernement semble s'accroître.

Comme j'ai peu de temps, je vais parler de cinq questions: les intérêts canadiens dans la région; les orientations des politiques des États de l'Ouest dans la région; ce qu'on a accompli là-bas; comment on explique les réussites et les échecs de notre politique; enfin, où on doit aller dès maintenant.

• 1010

[Traduction]

En ce qui concerne les intérêts canadiens, je tiens d'abord à dire que, contrairement à ce que d'autres témoins ont indiqué, cette région ne représente pas selon moi un nouveau pactole énergétique d'importance mondiale, ni un pôle de rivalités stratégies mondiales, la «grande partie d'échec».

Pour ce qui est du secteur pétrolier, par exemple, si on inclut l'ensemble des réserves pétrolières potentielles, cela équivaudrait au total de l'Iran et du Koweït réunis, soit bien moins que les réserves de l'Arabie saoudite à elle seule ou celle du golfe Persique pris globalement. Les résultats récents des travaux de prospection pétrolière, notamment au large des côtes de l'Azerbaïdjan, sont décevants, si bien que les quantités de pétrole disponibles se situent probablement plus près du niveau estimé des réserves prouvées que du niveau potentiel, même si cela pourrait être démenti d'ici juin étant donné qu'il semble qu'on va découvrir un important gisement offshore au Kazakhstan dans les prochains mois.

La situation est un peu différente dans le cas du gaz naturel. Avant la découverte du gisement gazier de Shakh Deniz au large de l'Azerbaïdjan l'an dernier, les réserves prouvées de la région équivalaient à environ 6 p. 100 des réserves mondiales. Si tous les gisements potentiels étaient mis en valeur, le pourcentage grimperait à 12 ou 13 p. 100 des réserves mondiales prouvées. Autrement dit, le bassin de la mer Caspienne prendra de l'importance au plan énergétique, mais pas tant que cela.

Ceci m'amène à formuler une première recommandation: quand on réfléchit à une politique pour cette région, il faut éviter de se laisser emporter par le mirage de pactole minier. De même, je conseille la plus grande prudence face à la «nouvelle rhétorique de la route de la soie» émanant de Bruxelles, Beijing et Tokyo. Il est irrationnel de penser que cette région pourrait redevenir le noyau des voies commerciales entre l'Orient et l'Occident, étant donné l'insécurité généralisée qui y règne, la décrépitude des infrastructures, l'avantage au niveau des coûts du transport maritime comparativement au transport terrestre et la présence d'un lien ferroviaire sûr et intact relié à l'Europe au nord de l'Asie via la Russie.

Enfin, comme je l'ai dit, il ne faut pas trop se fier à l'analogie avec la «grande partie» qui s'est jouée sur l'échiquier de l'Asie centrale au siècle dernier. Cette partie d'échecs s'explique essentiellement par la volonté des Britanniques de protéger leurs colonies des Indes contre l'expansion vers le sud de l'empire russe. Mais la dynamique a changé. L'argument voulant que les intérêts vitaux de l'Occident au plan de la sécurité seraient en jeu dans le bassin de la mer Caspienne n'a rien pour nous convaincre, de sorte que cette analogie est plutôt douteuse. Je ne crois pas que l'OTAN ou les États-Unis, sans parler du Canada, accepteraient de faire la guerre dans le Caucase ou en Asie centrale. Par intérêts vitaux, on entend habituellement les aspects pour lesquels les gens sont prêts à se battre.

Cela dit, il n'en demeure pas moins que la région caucasienne occupe une place de plus en plus grande dans les stratégies commerciales des entreprises canadiennes oeuvrant dans les secteurs de l'énergie et des mines. En toute logique, le gouvernement canadien doit suivre les capitaux, si vous voulez. Je préconise donc une présence diplomatique et consulaire accrue de la part du Canada dans la région. Je peux vous dire que, personnellement, j'aurais bien aimé au cours des dix dernières années être appuyé par des Canadiens.

De façon plus générale, et malgré ce que je viens de dire à propos de la «partie d'échecs planétaire», il me semble que l'Asie Centrale et le Caucase comptent parmi les champs d'affrontement potentiels les plus dangereux entre les États-Unis et la Russie, laquelle a déjà clairement manifesté son mécontentement à l'égard de l'engagement américain dans la région. Par ailleurs, du point de vue du Canada, les preuves s'accumulent, indiquant que cette région est en passe de devenir un des principaux centres de transbordement et de production des drogues illégales, de même qu'un champ d'expansion du terrorisme, en Asie Centrale en particulier.

La Russie, les États-Unis et l'Europe s'inquiètent profondément de la montée apparente de ce que certains appellent «l'Islam fondamentaliste» et le Canada, je crois, a intérêt, comme ses alliés occidentaux, à contrer ces deux formes d'intoxication.

En outre, les États de la région font partie de l'OSCE et du Conseil de partenariat euro-atlantique de l'OTAN—l'EAPC. À mesure que les pays d'Europe Centrale évolueront dans le sens d'une intégration plus complète dans les structures économiques et les mécanismes de sécurité de l'Europe de l'Ouest, les impératifs de sécurité de l'OSCE et de l'OTAN se déplaceront vers l'Est. Dans la mesure où le Canada accorde de l'importance à ses relations transatlantiques—ce qui est mon cas—nous avons le devoir de prendre au sérieux les problèmes de cette région.

Ceci m'amène à examiner brièvement les principales orientations passées de la politique occidentale dans la région du Caucase et de l'Asie centrale. Pour abréger une très longue histoire, ce que nous voulons dans la région ressemble à la liste de Noël de mes enfants, si vous voulez. Les États occidentaux, à la fois de manière bilatérale et multilatérale, ont cherché à préserver ou instaurer la paix et la stabilité, la démocratie, les droits humains, la libéralisation économique, l'état de droit et le renforcement de la souveraineté politique de ces nouveaux États, et à favoriser leur intégration dans les marchés mondiaux. Ce programme est ambitieux, mais il reste largement inappliqué.

• 1015

Bien que la région soit devenue plus pacifique qu'au début des années 90, aucun conflit majeur n'a été définitivement réglé. Plusieurs conflits éventuels se profilent à l'horizon et ces pays n'ont pas réalisé de progrès marqués sur la voie de la démocratie; je crois que vos données, David, l'indiquent plus clairement que je ne le peux.

Un seul de ces pays, la Géorgie, est parvenu à tenir des élections qui avec le recul, ont été jugées essentiellement honnêtes et sans faille notable. L'état de droit demeure un voeu pieux dans cette région.

En fait donc, malgré les efforts que nous avons déployés en investissant beaucoup de temps et d'argent—quand je dis «nous», je veux parler des pays occidentaux—ce bilan inégal n'a rien pour nous rassurer.

Pourquoi en sommes-nous rendus là? Plusieurs problèmes découlent du fait que notre programme est incohérent intrinsèquement. Si on privilégie la démocratisation et l'état de droit, rien ne justifie de traiter avec les présidents Aliev de l'Azerbaïdjan, Karimov de l'Ouzbékistan, Niyazov du Turkménistan ou Nazarbaev du Kazakhstan. Par contre, si on mise plutôt sur la stabilité à court terme, il paraît alors logique de les soutenir.

De même, si le principal objectif consiste à freiner l'essor de l'intégrisme musulman, le trafic de drogues et le terrorisme, admettons qu'il est tentant d'appuyer des hommes forts de la région, comme l'ont fait les Américains et les Européens dans les cas d'Aliev et de Karimov. Évidemment, si on accepte ou tolère les réactions autoritaires visant à mater l'opposition politique, on risque de favoriser implicitement la radicalisation et de renforcer ainsi les opposants que l'on cherche à contrôler.

Là encore, si on veut d'abord implanter à un rythme accéléré les principes néo-libéralistes dans la région, il ne faut peut-être pas se montrer trop pointilleux au sujet de la démocratisation, vu que les réformes économiques libérales appliquées trop rapidement entraînent des effets douloureux et influencent à court terme de façon très négative le vote populaire, ce qui accentue l'instabilité politique.

À mon avis, il est juste d'affirmer qu'en tant que communauté d'États guidée par des valeurs démocratiques libérales, nous n'avons pas clairement défini nos priorités par rapport à ces objectifs. Toutefois, les citoyens locaux ont conclu, je crois, que nous nous soucions davantage de la stabilité et de l'ouverture des marchés que des droits de la personne et de la démocratie, si bien qu'ils ont décidé d'agir à leur propre manière en opérant les réformes, de façon négative, à mon avis. C'est une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas bien réussi.

De plus, la démocratisation et la libéralisation reposent sur des bases chancelantes en Asie centrale et dans la région du Caucase. Dans le meilleur des cas, l'application rapide d'un programme ambitieux de réformes politiques et économiques dans des États faibles représente tout un défi. Pour compliquer encore les choses, la démocratie et la participation des citoyens à la vie politique ne font pas partie de la tradition. L'héritage soviétique fait que les citoyens sont portés à se désintéresser de la vie politique et des décisions gouvernementales au lieu de s'engager.

Depuis des temps immémoriaux, les gens ont coutume de vénérer les chefs autoritaires, tendance renforcée sans doute par l'instabilité et l'incertitude qui ont marqué les premières années après l'indépendance. On n'a pas l'habitude de tolérer les divergences d'opinions concernant la politique et la façon de gouverner.

Soit dit en passant, je ne me contente pas de critiquer uniquement les dirigeants. Je dirais que la même chose s'applique à leurs opposants qui probablement ne seront pas plus tolérants que ceux qui sont actuellement au pouvoir.

En ce qui concerne l'état de droit, il n'y a pas non plus de tradition établie et les gens ne sont guère au courant du rôle que joue un appareil judiciaire indépendant dans une société démocratique.

[Français]

Pendant la période présoviétique, la loi était un instrument aux mains des autocrates. Pendant la période soviétique, elle était un instrument aux mains du Parti communiste. Dans les deux cas, la loi n'était pas au-dessus des dirigeants. La loi appartenait aux dirigeants, et les résultats de cette situation ont été évidents pendant la période après l'indépendance, alors que les dirigeants ont utilisé la loi pour s'enrichir et pour fortifier leurs positions politiques aux dépens de l'opposition.

• 1020

[Traduction]

Ceci m'amène enfin à la question «quoi faire?». Je crois que les Occidentaux ont déjà fait le maximum pour inciter les gouvernements eux-mêmes à réaliser des réformes. Il y a des limites à tenter de convaincre Giedar Aliev ou Islam Karimov de suivre l'exemple de John A. MacDonald ou de George-Étienne Cartier.

Qu'est-ce que cela signifie? Je crois qu'il faut aider la société civile. En premier lieu, il faut éduquer la population pour faire comprendre à un plus grand nombre de personnes en quoi consiste une démocratie libérale et quelles sont ses conséquences sur le comportement des dirigeants et des citoyens.

Deuxièmement, pour qu'un engagement soit efficace et que l'argent des contribuables—si vous voulez—soit utilisé comme il se doit, il faut investir dans la démocratie, les droits humains et l'état de droit en procédant de bas en haut de l'échelle sociale et non l'inverse. Il faut, pour ce faire, appuyer les ONG et les médias indépendants.

La libéralisation et la démocratisation sont des objectifs à long terme partout, mais surtout dans cette région assez particulière, à mon avis. À cette fin, il serait plus profitable de chercher à informer et à mobiliser les citoyens du Caucase et de l'Asie centrale pour qu'ils puissent façonner leur avenir politique et économique. Faute d'y parvenir, le destin de la région appartiendra à des dirigeants formant une élite de gens bien nantis, non représentatifs et en général corrompus, incapables de rétablir la stabilité au bout du compte, et qui risquent même d'accentuer l'instabilité qu'ils prétendent corriger.

Pour conclure, j'affirme qu'il est urgent pour de bonnes raisons de se pencher sur ces questions. Bien que la région semble assez stable en comparaison de son histoire récente, ce calme trompeur a peu de chances de durer. Plusieurs de ces États s'apprêtent à changer de chef et ces successions poseront de graves problèmes politiques dans les années à venir. De plus en plus d'indices montrent que l'intégrisme musulman progresse et devient menaçant dans le nord du Caucase et dans la vallée de Ferghana.

Troisièmement, même si les données PIB de M. Carment suggèrent qu'il y ait un revirement de la situation et un certain potentiel, il suffit de les subdiviser en fonction de différences de revenu et de répartitions du revenu pour s'apercevoir que le fossé se creuse entre une élite—qui a tiré profit de la réforme et de la privatisation en volant les ressources de son pays, pour le dire très simplement—et une masse de la population qui a été essentiellement laissée pour compte. Cela crée un terrain fertile pour ce genre de radicalisme politique.

Enfin, la récente victoire de Vladimir Poutine aux élections en Russie, de même que le regain d'activités de la diplomatie russe tant dans le Caucase qu'en Asie centrale, soulèvent plusieurs interrogations inquiétantes quant aux intentions futures de la seule grande puissance en mesure de dominer le bassin de la Caspienne—c'est-à-dire la Russie—et aux conséquences de ce retour en force sur la politique globale des Européens et des Nord-Américains par rapport à cette région.

[Français]

Je vous remercie.

[Traduction]

Le président: Monsieur MacFarlane, je vous remercie beaucoup. C'est très intéressant.

Monsieur Amstrong.

M. Patrick Armstrong (témoignage à titre personnel): Je vous remercie beaucoup de m'avoir invité aujourd'hui à vous parler de cette importante région.

Mes remarques préliminaires visent exclusivement à vous convaincre que cette région du globe est extraordinairement complexe et que presque tout ce qui s'y passe est de nature interne, non pas l'effet de causes externes. À mon avis, beaucoup trop d'écrits sur cette région présument que les gens du pays font passivement l'objet d'actes de l'extérieur. C'est tout à fait faux.

Je vais donc tenter de défaire l'écheveau pour vous montrer les liens entre tous les événements.

Il y a eu plusieurs tentatives d'assassinat ou de renversement du président de la Géorgie, Édouard Chevardnadze. Voici le nom de quelques-uns de ceux qui ont été accusés de ces tentatives: Cabala, Esebua, Kakubava, Chukhua, Eliava, Lolua et Bokuchava. Vous remarquerez que tous ces hommes ont un patronyme finissant en «a». Ma première question est donc toute simple: pourquoi tous ces hommes dont le patronyme se termine en «a» veulent-ils tuer Chevardnadze?

• 1025

En Géorgie, le nom de famille révèle le lieu d'origine. Ceux dont le nom se termine par «a» viennent de Mingrélie.

Il faut donc se demander maintenant pourquoi tant que de Mingréliens veulent tuer Chevardnadze. Il y a plusieurs raisons. La première, et probablement la plus importante, est le fait que le premier président de la Géorgie élu en mai 1991, Zviad Gamsakhurdia, était un Mingrélien. Renversé par un coup d'État en janvier 1992, il a été remplacé par Chevardnadze. Donc, les partisans de Gamsakhurdia imputent à Chevardnadze le coup d'État et la mort ultérieure de leur homme et ils veulent se venger.

Deuxième raison, pendant la guerre civile en Géorgie et les guerres abkhazes, bien des Mingréliens ont été assassinés ou se sont fait voler par les forces armées de la Géorgie centrale.

Troisièmement, les Mingréliens n'aiment pas être gouvernés par la Géorgie centrale, de Kartli et de Kakheti. Nombre d'entre eux estiment qu'ils ne sont même pas des Géorgiens sur le plan ethnique et, jusque dans les années 30, ils n'étaient effectivement pas considérés comme étant de souche géorgienne.

Mais poursuivons. Gamsakhurdia et ses partisans cherchaient sans relâche à reprendre le pouvoir. En août 1992, leurs combattants ont pris des fonctionnaires en otage dans l'ouest de la Géorgie. Chevardnadze a alors autorisé une action militaire et policière, décision que certains groupes armés géorgiens ont considéré comme une permission d'envahir l'Abkhazie, qui se trouve là, à l'extrême gauche.

Qu'est-ce que l'Abkhazie? Les Abkhazes ne sont pas des Géorgiens. Ils parlent une toute autre langue. Ils sont musulmans pour la plupart et ils n'ont jamais été heureux d'être gouvernés par Tbilissi—et, en principe, ils n'ont relevé de Tbilissi que de 1931 à 1991.

Dès qu'il a pris le pouvoir, Gamsakhurdia les a privés de leur autonomie. Alors ils ont riposté. Leur combat a retenu l'attention des peuples vivant de l'autre côté des montagnes, en Russie, dans le Caucase du Nord.

Lorsque l'empire russe s'est écroulé en 1917, les peuples du Caucase du Nord en ont profité pour tenter de créer leur propre République autonome des Montagnes. L'Abkhazie a participé à cette tentative, et il y a alors eu une guerre entre Géorgiens et Abkhazes.

Après l'effondrement de l'URSS en 1991, les Montagnards ont fait une nouvelle tentative. Cette fois, le coeur de la république en devenir était la Tchétchénie, sous la présidence de Jokhar Dudayev. Les Montagnards ont envoyé les combattants tchétchènes et circassiens qui, aux côtés des combattants abkhazes, ont défait les Géorgiens divisés par des querelles intestines et les ont expulsés d'Abkhazie en 1993. L'un des principaux combattants à la guerre était Shamil Basayev, qui se trouvait à la tête d'un groupe de Tchétchènes et dont on reparlera tout à l'heure.

Donc, la question simple de savoir pourquoi ceux dont le nom fini en «a» veulent tuer Chevardnadze nous a menés à la guerre civile en Géorgie, aux guerres entre la Géorgie et l'Abkhazie, et nous nous retrouvons maintenant en Tchétchénie pour parler de la République caucasienne des Montagnes.

Mais qui sont ces Montagnards? Ce sont les gens qui vivent dans le Caucase et qui ne sont pas russes, même si la plupart d'entre eux ont la citoyenneté russe.

Le Caucase est la plus grande mosaïque ethnique du monde. La carte que voilà vous donne une idée des plus importants groupes ethniques de la région. Si l'on s'en tient aux seules populations autochtones du Caucase du Nord et du Sud et qu'on les classe selon la langue qu'ils parlent, on obtient: la famille des langues indo-européennes—parlées par les Ossètes, les Kurdes, les Tates et les Arméniens—, la famille des langues caucasiennes—représentée par les Géorgiens, les Mingréliens, les Svanes et les Adjars, les Abkhazes, les Karbades, les Teherkesses, les Adyguéens et les Abazas, les Tchétchènes, les Ingouches, les Avars, les Lezguiens, les Darguines, les Laks, les Tabassarans, les Routouls, les Tsakhours et les Agouls—et enfin, la famille ouralo-altaïque des langues parlées par les Nogays, les Karatchaïs, les Balkars, les Azerbaïdjanais et les Koumyks.

Bien entendu, je n'ai mentionné que les ethnies les plus nombreuses (c'est-à-dire celles qui comptent au moins 10 000 personnes). Il y en a probablement 30 ou 40 autres, selon la définition que vous en faites. Chacune d'entre elles est indigène à la région.

Tous ces peuples qui sont incapables de communiquer entre eux, qui ont des histoires différentes, des ambitions différentes, une hostilité ancienne et des religions différentes, sont tous entassés dans une région dont la superficie est semblable à celle du sud de l'Ontario. On ne retrouve une situation comparable nulle part ailleurs dans le monde.

• 1030

C'est cela que je veux vous faire comprendre. Quiconque vous raconte que c'est la faute des Russes, des États-Unis ou de l'OTAN, que la Turquie dirige tout, que c'est en fait un problème de pétrole ou encore une «partie d'échecs planétaire», ne vous explique en fait que 5 p. 100 de ce qui se passe. Rien n'est simple dans le Caucase.

Mais revenons-en à la Tchétchénie. Les Tchétchènes ont toujours été le pivot des guerres des Montagnes contre la Russie et l'URSS. Le premier combat entre Russes et Tchétchènes a eu lieu en 1722. Le cheikh Mansur a mené une guerre contre les Russes de 1785 à 1791. Les Tchétchènes se trouvaient au coeur de la guerre du Grand Caucase sous l'imam Shamyl de 1834 à 1859. Ils se sont de nouveau soulevés contre l'Empire de Russie en 1877 et, lorsque celui-ci s'est effondré, ils ont immédiatement déclaré leur indépendance et se sont battus contre l'armée blanche de Denikin et contre les Bolchéviques de 1920 à 1921. Ils se sont révoltés contre le pouvoir communiste en 1929-1930. Une autre insurrection a été déclenchée à la fin des années 30. Dès le démantèlement de l'URSS, ils ont encore une fois déclaré leur indépendance et, depuis lors, une deuxième guerre fait rage entre la Russie et la Tchétchénie.

On note actuellement trois phénomènes en Tchétchénie, dont un relativement nouveau. Tout d'abord, il y a l'aspiration traditionnelle des Tchétchènes à la liberté nationale qui a nourri la plupart de leurs guerres. Ensuite, il y a le désir de nombreux combattants là-bas d'utiliser la Tchétchénie comme cristal germe autour duquel former la République des Montagnes, qui engloberait une grande partie du territoire que l'on voit sur la carte, soit la Russie méridionale, l'Abkhazie, la Géorgie, voire des parties de l'Azerbaïdjan. Enfin, fait tout à fait nouveau dans cette partie du monde, il y a le désir de certains combattants, parmi les plus actifs actuellement, d'utiliser la Tchétchénie comme base pour un imamat wahhabite.

Ce qui nous amène à un autre mot étrange, les wahhabites. Qui sont-ils? Le wahhabisme est l'appellation courante d'un mouvement réformiste islamique fondé au XVIIIe siècle, en Arabie, par Mohammed ibn Abd al-Wahhab. Il a conclu avec la famille Saud une alliance de réciprocité.

Le wahhabisme a deux caractéristiques, soit une doctrine extrêmement puritaine et le fait que le recours à la violence contre ses ennemis ne le répugne pas (les wahhabites considèrent d'ailleurs tous les musulmans non wahhabites comme des hérétiques).

Quel peut bien être le rapport avec notre sujet, me demanderez-vous? Eh bien, lorsque l'URSS s'est effondrée, des missionnaires wahhabites aux goussets bien garnis se sont installés dans le Caucase du Nord et en Asie centrale. J'y reviendrai plus tard. Parmi eux, il y avait un certain Khattab—ce n'est pas son vrai nom, mais un nom de guerre—, moudjahidin à temps plein qui avait combattu en Afghanistan, au Tadjikistan et dans la première guerre de Tchétchénie. Khattab a établi des camps d'entraînement en Tchétchénie et a obtenu l'appui de quelques éminents commandants de campagne tchétchènes comme Shamil Basayev qui, vous vous en souviendrez, avait mené les forces tchétchènes dans les guerres de l'Abkhazie. C'est aussi lui qui avait mené le raid sur Budyonnovsk, point tournant de la première guerre tchétchène.

Bref, ces personnes, après avoir attaqué plusieurs cibles russes...

Le président: Je suppose que les wahhabites venus d'ailleurs étaient riches, car c'était des Saoudiens et ils avaient donc accès à des revenus pétroliers notamment.

M. Patrick Armstrong: Ils avaient pas mal d'argent d'Arabie. Naturellement, dans cette région, on n'a pas besoin de beaucoup d'argent. Dix millions de dollars représentent une véritable fortune, et ils avaient au moins cette somme.

Ils ont ensuite essayé de prendre la Tchétchénie en attaquant la deuxième ville tchétchène en importance, Gudermes. La presse occidentale n'a fait état de rien de tout cela. C'est trop compliqué. Quand ils ont été défaits par les forces du gouvernement tchétchène, ils ont ensuite envahi la République russe du Dagestan en août de l'an dernier. C'est ce qui a précipité la guerre actuelle.

Les wahhabites sont hostiles à l'islam traditionnel pratiqué dans le Caucase du Nord.

Donc, après les wahhabites du Caucase du Nord, voici les wahhabites d'Asie centrale. Les wahhabites ont été tenus responsables de l'explosion d'une série de bombes en Ouzbékistan l'an dernier; l'invasion de la Kirghizie, l'année dernière, serait aussi reliée aux bases de Khattab en Tchétchénie. Les pays d'Asie centrale commencent à s'inquiéter vivement de cette menace, et on peut observer une foule d'indices montrant qu'ils s'allient à la Russie pour se défendre. Si vous vous rendez dans ces pays, vous en entendrez sans doute parler énormément.

• 1035

En conclusion, partis d'une question bien simple, soit de savoir pourquoi les gens dont le nom fini en «a» veulent tuer Chevardnadze, nous avons parlé de la guerre civile de Géorgie, des guerres entre la Géorgie et l'Abkhazie, de la République caucasienne des Montagnes, de la Tchétchénie, puis du wahhabisme et de son rôle, pour finir en Asie centrale.

Rien de ce que je vous ai dit n'est vraiment couvert par la presse occidentale. Mais presque aucun de mes propos ne se rattache à Moscou, au pétrole ou à quoi que ce soit en dehors de la région immédiate, sauf pour les wahhabites eux-mêmes.

Donc, je vous demande à nouveau de ne pas oublier, lorsqu'un interlocuteur convaincant essaiera de vous convaincre de quelque chose, qu'il n'y a pas d'explications simples à ce qui se passe dans cette région. Toute explication simple comme le pétrole ou la «partie d'échecs planétaire» recèle une part de vérité, mais aucune n'explique plus de, par exemple, 5 p. 100 de la situation. La plupart des événements qui surviennent là-bas sont, j'en suis convaincu, d'origine interne.

Voilà qui met fin à mon exposé.

Le président: Tout cela, Sarkis nous le dit depuis des années de toute façon.

Nous allons passer aux questions.

Monsieur Obhrai.

M. Deepak Obhrai: Merci, monsieur le président.

Êtes-vous certain de ne pas vouloir entendre d'autres témoins qui sont assis ici?

Le président: Ne vous en inquiétez pas.

M. Deepak Obhrai: Je parlais à la blague.

Je vous remercie beaucoup. J'aimerais soulever deux points. J'aimerais d'abord que nous parlions du premier exposé.

Monsieur Carment, dans votre exposé, vous avez fait allusion à des données illustrant la région et le Canada. Je suis très préoccupé par ce qui a été dit au sujet du Canada. Si j'ai des doutes au sujet de ce que vous dites au sujet du Canada, il m'est alors très difficile de faire une comparaison avec une autre région.

Vous avez utilisé à grand renfort une expression qui exige peut-être plus d'explications. Il s'agissait des droits des minorités au Canada, auquel vous accordiez une note en rapport avec le clivage ethnique. Vous avez dit que la violence repose sur la répression. Le Canada obtient une cote de 75,3 pour trois collectivités. Lorsque je vous ai parlé, vous avez semblé revenir à ces trois collectivités en rapport avec les minorités à risque. Je crois que nous avons besoin d'une bien meilleure explication du phénomène au Canada, de comprendre ce dont vous parlez avant de croire ce rapport sur l'autre région.

Je n'en sais rien. Il s'agit peut-être d'un point de vue au sein de votre groupe de réflexion, mais voyons voir. Le fait que vous accordiez un rang si élevé au Canada là me cause des difficultés ici.

Vous pouvez peut-être me fournir l'explication avant que je vous pose ma deuxième question. Mais laissez-moi la poser, car elle s'adresse à vous.

Votre exposé et celui de M. Armstrong sont fort intéressants. J'ignore si le comité veut se rendre là-bas après avoir entendu ces exposés. Enfin, c'est à lui d'en juger.

C'est intéressant. Je vois qu'à la fin de toutes les constatations, tout ce que vous avez pu nous dire, c'était qu'il fallait mettre engager la société civile. Vous faites observer que tout le reste n'est pas à la hauteur. Cela me porte à conclure qu'il faudra bien du temps avant que ces pays aient un régime commercial qui leur permette d'entrer dans la grande famille de l'OMC ou de s'imposer dans le commerce mondial, de faire partie de l'économie mondialisée, ce qui à long terme serait l'avantage visé.

Vous êtes en train de me dire, je suppose, qu'on peut oublier cette possibilité et qu'il faut commencer à la toute base en faisant participer la société civile, ce qui prendrait tant de temps. Si, dans 10 ans, je disais ce que vous dites... Vous dites essentiellement, selon l'indicateur de M. Carment sur la démocratie et l'autre... Ai-je bien compris que vous dites que la région est condamnée pour des années et des années encore à des conflits ethniques?

J'ai posé deux questions qui, je crois, ont absorbé tout le temps qui m'est alloué. Ai-je raison, monsieur le président? Oui.

• 1040

Le président: Monsieur Carment.

M. David Carment: Je vais essayer de répondre à votre première question, bien que, pour bien y répondre, il faille selon moi la situer en contexte. Il serait peut-être préférable d'entendre les réponses des deux autres témoins experts.

Pour parler très franchement, vous avez raison. On ne peut pas nuancer des indicateurs structuraux de base. Leur interprétation exige beaucoup de prudence. Je soutiendrai, de plus, que ce que vous avez entendu aujourd'hui, pour parler franchement, représente un bon supplément d'information. Je vous ai fourni les données structurelles; ensuite, on vous a parlé des événements en cours, particulièrement dans le Caucase en ce qui concerne la Tchétchénie. Enfin, nous avons des rapports d'observateurs sur le terrain qui nuancent les données et donnent des précisions.

Je soutiendrai également, toutefois, qu'il vous faut vraiment tenir compte des trois à la fois, que toute interprétation simple du problème ne vous donnera pas l'aperçu global qu'il vous faut pour bien analyser la situation. Quand vous vous rendrez dans la région, votre meilleure préparation sera d'utiliser les données structurelles que je vous ai fournies de concert avec les rapports d'observation et l'analyse des événements.

Cela étant dit, vous faites allusion, je crois, à la série de données sur les minorités à risque. Je n'assume pas la responsabilité de la collecte des données. J'en fais simplement état. Malgré tout, j'encouragerais vos adjoints à consulter la série de données s'ils en ont le goût. La collecte se fait à l'Université du Maryland sous la direction de Ted Gurr. Vous trouverez là-bas des définitions précises de toutes les minorités à risque ou de ces groupes qui sont réputés être des minorités à risque. Elles incluent les ethnonationalistes, les peuples indigènes, les ethnoclasses, les groupes qui aspirent à un reconnaissance et les sectes religieuses. De plus, une minorité est réputée être à risque et digne d'inclusion dans la série de données si sa population excède 100 000 habitants et si ce nombre est supérieur à 1 p. 100 de la population totale du pays.

C'est pourquoi, bien qu'il y ait eu des allusions, je crois, à des minorités en Arménie, elles n'ont pas été incluses dans ma série de données. D'après les normes établies pour inclure des populations dans les minorités à risque, leur nombre est tout simplement trop faible.

Vous me demandez ce qui constitue une minorité à risque. Il existe diverses définitions, mais le critère le plus important serait qu'elle soit mobilisée sur le plan politique et qu'elle se soit formée en parti politique en vue d'obtenir certains avantages pour ses membres. En termes simples, une minorité est à risque si elle participe à une activité, qui n'a pas forcément à être violente ou rebelle. Il pourrait s'agir de protestations politiques. Il pourrait s'agir de toute activité politique, quelle qu'elle soit, mais il faut qu'il y ait mobilisation politique.

Si l'on utilise cette norme, on voit qu'il y a une foule de minorités dans ce tableau que nous avons vu, c'est-à-dire le tableau de la Géorgie, beaucoup plus que le nombre présenté dans la série de données sur les minorités à risque. La raison très simple, c'est que bon nombre de ces groupes ne seraient pas considérés comme étant mobilisés sur le plan politique. En fait, il y a 5 000 minorités environ dans le monde, mais seulement 268 à peu près sont dignes d'être incluses dans la série de données.

Elles courent également le risque de voir leur population baisser par rapport à la population totale du pays. Si vous le souhaitez, je puis vous nommer les groupes au Canada qui sont réputés être à risque. Je ne suis pas sûr que cela fasse mieux comprendre le Caucase ou l'Asie centrale en particulier, bien qu'ils soient considérés comme des minorités à risque d'après les gens du Maryland, parce qu'ils relèvent de l'une des catégories que j'ai mentionnées, soit les ethnonationalistes, les peuples indigènes, les classes ethniques, les groupes qui aspirent à une reconnaissance et les sectes religieuses.

Il faudrait que je fasse remarquer que, parce qu'une minorité est à risque et qu'elle est mobilisée sur le plan politique, cela ne signifie pas que l'État est forcément instable ou, comme je l'ai peut-être laissé entendre tout à l'heure et comme vous l'avez peut-être compris, qu'elle est victime de répression chaque fois. Son activité est peut-être le résultat de diverses autres causes, et son activité n'a pas forcément pour conséquence l'instabilité politique.

Il faut donc prendre garde d'associer la minorité à risque à une société politiquement instable ou à des sociétés moins que démocratiques. Il existe des minorités à risque dans presque tous les pays occidentaux, dans tous les pays industrialisés.

• 1045

Le président: Y a-t-il d'autres questions?

Ont-ils fait une étude analogue des États-Unis et repéré des minorités à risque là-bas?

M. David Carment: Bien sûr. Il y a des minorités à risque ici également.

Le président: Oui. Mais ces gens du Maryland se sont-ils penchés sur la situation dans leur propre pays ou s'intéressent-ils seulement aux autres?

M. David Carment: Ils s'intéressent à tous les pays où il existe une minorité à risque et, comme je l'ai dit, il y en a 268. Certains pays en ont beaucoup plus que d'autres, et c'est ce que nous essayons de savoir ici... Il faut souligner que l'indicateur du clivage ethnique nous donne une meilleure idée des divisions qui pourraient survenir au sein d'une société en fonction de lignes ethniques par opposition à d'autres formes d'organisation politique.

M. Deepak Obhrai: C'est fort intéressant. Je crois que vous avez dit très clairement que vous n'êtes que le messager; ce n'est pas vous qui avez pondu ce document. Je trouve toutefois cela très intéressant. Plus particulièrement, quand vous mentionnez le Canada, notre intérêt est éveillé. Vous pouvez donc compter que nous allons consulter ce site Web et voir de quoi il s'agit.

M. David Carment: Dans le même ordre d'idées, si vous le permettez, j'aimerais faire remarquer qu'il faut prendre et le bon et le mauvais, je suppose, si vous souhaitez utiliser les minorités à risque comme une sorte d'indicateur de mauvaises nouvelles. Ce n'est pas ce que je veux faire. J'ai aussi inclus le Canada dans l'indice de développement humain. Il a un rang très élevé à cet égard et a une bonne performance.

Ce qu'il nous faut, c'est un point repère. Comme vous dites, il est difficile d'examiner ces pays isolément sans connaître la situation au sujet de son propre pays et d'un autre pays extérieur à la région que vous allez visiter, c'est-à-dire la Turquie. Il faut avoir un certain point de référence pour évaluer la situation. Je crois que cela vous permet de mieux comprendre. Si vous pouvez juger de la situation dans votre propre pays, alors vous êtes plus en mesure, d'après moi, de décider de la participation que le Canada devrait avoir dans cette région.

Le président: Il ne nous reste plus que quelques minutes, monsieur Obhrai. Il faudrait essayer d'obtenir la réponse à l'autre question.

Monsieur MacFarlane.

M. Neil MacFarlane: Je vous remercie beaucoup d'avoir posé la question.

Tout d'abord, dans la partie normative de mon exposé, j'ai insisté sur la société civile, sur les ONG et sur les initiatives venues de la base parce que je crois que c'est là que le Canada peut exercer une influence. Vous avez tout à fait raison de dire qu'il existe manifestement un programme beaucoup plus vaste. Je ne crois pas que nous allons jouer un rôle efficace sur les autres plans, mais je crois que nous avons une chance d'agir en rapport avec le respect des droits, de l'implantation d'une société civile.

Dans le domaine économique, par exemple, et pour ce qui est de l'engagement commercial, bien des choses très positives se passent du point de vue des entreprises. Certainement, les grands prêteurs multilatéraux, la Banque mondiale en particulier, ont joué un rôle important en encourageant les réformes économiques néo-libérales par l'entremise de la conditionnalité économique. Nous ne pouvons pas intervenir directement à ce niveau, car les ressources que nous allons probablement affecter à cet égard vont être plutôt modestes par rapport à celles de l'UE, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement ou de la Banque mondiale. Bien sûr, il est possible d'obtenir des résultats très positifs par l'entremise de la conditionnalité en amenant les gouvernements de la région à se comporter de façon prévisible pour les entreprises. Cela ne dépend pas seulement des organisations multilatérales et des États, mais aussi des entreprises elles-mêmes.

Il y a deux ans, le directeur du FMI en Azerbaïdjan me disait que beaucoup de gens parlent de la faible capacité des États qui ne peuvent pas créer un environnement économique fiable pour les entreprises étrangères. En Azerbaïdjan, par exemple, lorsque la société BP Amoco déclare qu'elle va investir 10 milliards de dollars sous certaines conditions et qu'en plus, elle va verser 200 millions de dollars, l'État s'efforce de répondre aux conditions.

Ce n'est pas une partie d'égal à égal; c'est en fait ce que je veux dire. Compte tenu des ressources qui nous sont disponibles grâce à l'ACDI, par exemple, nous devrions les utiliser pour faire avancer, de façon modeste, ce qui nous semble important.

Enfin, monsieur le président, j'aimerais parler des conflits entre ethnies. Je voudrais simplement indiquer que j'ai remis au personnel de recherche un rapport que j'ai préparé pour la Commission européenne en janvier dernier sur l'éventualité de conflits dans le Caucase, que vous pouvez lire à loisir, si vous voulez être encore plus déprimé.

• 1050

Le président: Merci beaucoup. Je crois que nous allons passer à Mme Debien. Peut-être pourrons-nous revenir là dessus.

[Français]

Mme Maud Debien (Laval-Est, BQ): Bonjour, messieurs, et merci beaucoup de vos témoignages.

Monsieur MacFarlane, je m'adresse principalement à vous. Au paragraphe 13 de votre présentation, vous parlez des valeurs et des intérêts de la politique étrangère canadienne, qui vous paraît «quelque peu problématique et contre-productive». Vous dites:

    Nous n'appuyons pas la démocratie, l'état de droit et les réformes économiques simplement parce que ce sont des valeurs auxquelles nous tenons; nous agissons ainsi parce que cela sert intrinsèquement nos intérêts.

D'autre part, vous nous conseillez d'être très prudents face à la nouvelle rhétorique de la route de la soie et vous nous dites aussi que le pactole énergétique est surévalué dans cette région. Je relie cela à ce que vous nous avez dit à un autre paragraphe de votre document, où vous dites que le Canada doit axer davantage ses efforts vers la société civile.

Je vais vous poser une question bien directe. Je vous donne un exemple. Voulez-vous nous dire que la SEE ne devrait pas encourager les entreprises canadiennes à s'installer dans ces pays et que le gouvernement canadien devrait peut-être favoriser davantage l'ACDI et son volet éducation-information pour faire en sorte que ces pays-là naissent à une véritable démocratie? Est-ce que le gouvernement canadien devrait davantage orienter ses efforts dans ce couloir plutôt que de favoriser la venue de la SEE et des entreprises canadiennes dans ce contexte?

M. Neil MacFarlane: Qu'est-ce que la SEE?

Mme Maud Debien: La Société pour l'expansion des exportations.

M. Neil MacFarlane: Ah, d'accord.

Mme Maud Debien: C'est une société parapublique qui favorise l'implantation d'entreprises canadiennes dans certains pays.

N. Neil MacFarlane: Tout à fait. C'est une très bonne question et je vous en remercie.

Je ne vois pas les initiatives d'expansion économique ou d'exportation d'un côté, et les initiatives qui visent la démocratisation de l'autre, comme des alternatives. Cela peut être complémentaire. On peut faire les deux. Je ne parle pas au nom du gouvernement canadien, mais je sais qu'il lui serait très difficile de ne pas avoir de politique d'expansion des exportations. Je ne vois pas cela comme contraire aux politiques de démocratisation. J'aimerais bien qu'on fasse les deux.

Je ne suis pas un spécialiste de l'expansion économique. Je suis politologue. Donc, dans mes commentaires, je vise ce que je comprends. Je dirais cependant qu'on peut faire les deux. À mon avis, tout gouvernement canadien a la responsabilité de promouvoir les intérêts du secteur privé canadien. Je ne crois pas que ce soit en contradiction avec l'autre chose. Merci.

[Traduction]

Le président: Merci beaucoup.

Madame Augustine.

Mme Jean Augustine (Etobicoke—Lakeshore, Lib.): Merci, monsieur le président. J'aimerais remercier nos témoins de leur participation à nos débats. Je regarde les cartes et tout le travail de préparation que j'ai fait et je m'aperçois que nos témoins m'ont véritablement apporté des éclaircissements et leurs exposés sont des plus instructifs.

Ma question est plus ou moins la même que celle de Mme Debien. Je vais essayer de voir si je peux la poser de manière à obtenir quelques réponses.

• 1055

J'ai remarqué que M. MacFarlane a parlé de la politique américaine et du fait qu'elle représente presque un irritant ou qu'elle a des effets négatifs sur les relations entre la Russie et l'Ouest. Quelles sont certaines de ces conséquences négatives pour le Canada?

J'aimerais également revenir sur un genre de programme en vue de la libéralisation, de la démocratisation de l'Asie centrale dans le cadre actuel de notre politique étrangère. Comment l'envisagez-vous?

Peut-être, monsieur Armstrong, pourriez-vous réfléchir sur ce que nous pouvons faire, en ce qui concerne l'ACDI et la société civile. Comment intervenir au niveau de certaines initiatives de la société civile?

M. Neil MacFarlane: En ce qui concerne la politique américaine pour commencer, vous retrouverez dans mon mémoire écrit certains points à ce sujet que je n'ai pas repris dans mon exposé. En fait, que ce soit par inadvertance ou non, la stratégie énergétique des États-Unis dans le bassin de la Caspienne semble, du point de vue de Moscou, exclure les intérêts de la Russie plutôt que de les inclure. Moscou est fort préoccupée et se demande si les États-Unis cherchent à supplanter la Russie comme première puissance dans le Caucase et l'Asie centrale.

À tort ou à raison—encore une fois—les Russes qui considèrent que c'est leur chasse gardée n'apprécient pas ce genre d'intrusion. Si l'on combine la diplomatie énergétique avec un programme d'aide militaire bilatérale qui est encouragé entre les États-Unis et ces pays, dans l'esprit du Partenariat pour la paix—je me hâte de l'ajouter—et si l'on y ajoute la direction prise par le PPP, le Partenariat pour la paix, qui intervient dans la région afin de faciliter la création d'une capacité militaire autonome et l'établissement de liens entre les militaires de la région et l'OTAN, Moscou en est profondément dérangée. Dans ce sens, les tensions ne manquent pas de survenir.

L'autre problème qui, à mon avis, est grave, c'est que nous encourageons—nous, désignant les pays de l'OTAN—les États de la région à croire que s'ils ont des difficultés avec la Russie, nous les aiderons. Cela les encourage peut-être à être moins prudents dans leurs relations avec la Fédération de Russie. Nous ne les aiderons pas le moment venu. Nous ne l'avons pas fait dans le passé, nous ne le ferons pas aujourd'hui et je ne pense pas que nous le ferons à l'avenir, malgré les intérêts économiques que présente la région.

Pour ce qui est des conséquences pour le Canada, je serais heureux d'en parler plus en détail, monsieur le président, mais je crains que l'on ne manque de temps.

Le président: Peut-être pouvez-vous en parler sans aller dans trop de détails.

M. Neil MacFarlane: Je vais en parler directement et si vous voulez des détails, dites-le moi.

Pour toutes sortes de raisons, le Canada a tout à fait intérêt à ce que les relations entre les États-Unis et la Fédération de Russie soient stables, productives et coopératives. Par conséquent, lorsque ces relations connaissent des difficultés, nous en connaissons aussi. Des difficultés peuvent surgir lorsque, par exemple, les Américains, notamment, n'adoptent pas une approche suffisamment prudente vis-à-vis la région.

Deuxièmement, pour ce qui est du programme pour la libéralisation et la démocratisation, que pouvons-nous faire et comment cela marche-t-il? Je crois que l'on peut parler de deux niveaux. Le premier vise les relations intergouvernementales et multilatérales également. Comme je l'ai dit dans mon exposé, je ne suis pas très optimiste et je ne crois pas que les dirigeants de cette région puissent se transformer en démocrates, à une exception près peut-être, car à mon avis, Shevardnadze a du potentiel à cet égard.

Je souligne également que tous ces États sont membres de l'OSCE. Les documents qu'ils ont signés pour s'associer à l'OSCE renferment des engagements relatifs à des normes en matière de droits de la personne, de la démocratie, du traitement des minorités et des relations civiles-militaires. Comme les autres États membres de l'OSCE, nous devrions les tenir responsables des documents qu'ils ont signés en menant une diplomatie persistante et patiente, s'appuyant sur des normes. Je me hâte d'ajouter qu'à cet égard, nous devrions également tenir la Fédération de Russie responsable à l'égard de ses engagements en matière de droits de la personne, engagements qu'elle a pris et qu'elle viole systématiquement en Tchétchénie actuellement.

• 1100

C'est un aspect de la question. Le deuxième se rapporte aux observations que j'ai faites au cours de mon exposé. Qu'est-ce que cela signifie que d'appuyer la société de bas en haut? Que signifie créer une capacité? Que voulons-nous dire par éducation? Permettez-moi de vous donner deux petits exemples.

De mon point de vue, l'élément le plus réussi du programme d'aide américaine dans la région est dirigé par l'Eurasia Foundation. Il comporte deux volets essentiellement. Le premier vise à amener des jeunes gens prometteurs dans des universités américaines; le deuxième consiste à appuyer le développement d'établissements d'enseignement quasi modernes dans la région elle-même. Cela ne coûte pas beaucoup d'argent et permet d'instaurer le fondement culturel du changement.

En ce qui concerne les médias, c'est mon deuxième exemple, la situation est véritablement problématique dans la région, notamment dans le Caucase. Patrick Armstrong voudra peut-être également en parler. Un véritable problème se pose dans les médias, que je qualifierais, sans mâcher mes mots, d'ethnochauvinisme. Les journalistes ne sont pas des professionnels, ce sont essentiellement des démagogues, pour la plupart. Il n'y a pas—ou il n'y avait pas—de journalistes professionnels.

Une voix: Absolument.

M. Neil MacFarlane: Il en faudrait si l'on veut que les médias remplissent le rôle qu'ils sont censés remplir dans la société, c'est-à-dire qu'ils fassent la critique intelligente, professionnelle du gouvernement afin de contribuer à un vaste débat public sur l'exercice des pouvoirs.

La Reuters Foundation à Londres fait venir 30 ou 40 journalistes par an de l'Asie centrale et du Caucase afin de les exposer à la réalité de Fleet Street à Londres. Cette expérience peut ne pas être la meilleure qui soit. J'espère qu'on ne les envoie pas à un journal comme The Sun. Mais là encore, cela illustre bien la façon dont nous pourrions également procéder vu les besoins importants dans ce domaine.

Merci beaucoup.

Le président: Monsieur Armstrong, voulez-vous ajouter quelque chose?

M. Patrick Armstrong: Il est très facile d'observer cette région et d'en arriver à la conclusion que cela va de mal en pis, surtout lorsque l'on n'envisage pas le très long terme. En fait, la plupart des guerres qui faisaient rage il y a cinq ou six ans ont maintenant cessé.

Il va falloir beaucoup de diplomatie pour régler la question du Haut-Karabakh. Cela va prendre du temps, mais au moins, il n'y a plus de tueries comme auparavant. Je crois que la sanglante guerre civile du Tadjikistan est plus ou moins terminée.

Depuis 10 ans, des occidentaux viennent dans cette région pour promettre toutes sortes de solutions miracles. Je crois que l'accueil sera un peu plus moins chaleureux qu'il y a cinq ans, car franchement, l'occident n'a pas fait grand chose.

Lorsque nous parlons des droits civils, je crois qu'on va vous répondre... Regardez la carte, ces gens observent les pays autour d'eux et voient la situation des Ouïgours en Chine. Ils observent le Pakistan, l'Afghanistan, l'Iran, l'Iraq et considère que la stabilité vaut peut-être plus que n'importe quoi d'autre. Par conséquent, lorsque vous parlerez des «droits humains», ils vont vous parler de «stabilité».

Pour ce qui est de l'influence américaine, j'ai été très frappé l'année dernière par les combats dans cette région du monde. Il y en a beaucoup plus qu'avant. Tous ont la même origine. Il s'agit des adeptes du djihad qui font également le trafic de drogue à partir de l'Afghanistan en passant par le Tadjikistan. Un groupe d'hommes armés a envahi l'été dernier le Kirghizistan à partir du Tadjikistan. L'occident n'est pas venu à l'aide et n'était même pas au courant de la situation. L'aide est arrivée de l'Ouzbékistan et de la Russie.

• 1105

Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense de ces pays ont tenu beaucoup de réunions cette année car ils savent qu'il y aura plus de conflits de cette nature cet été. Ils vont collaborer, et c'est ce dont vous allez entendre parler. Il n'y a rien que l'OTAN va faire à cet égard non plus.

Je suis entièrement d'accord avec M. MacFarlane. C'est quelque chose qui va prendre énormément de temps. Je crois personnellement que cela va prendre des générations et je dirais qu'il va falloir attendre 15 années avant de voir une certaine stabilité en Russie. Je suis pour l'intervention auprès des gens, à petite échelle.

L'ACDI offre en fait le genre de bourses dont a parlé Neil. Je recommanderais d'en faire beaucoup plus. Il faut investir dans l'avenir et dans la plupart de ces pays, ce sont les jeunes qui représentent l'avenir. Faites-les venir au Canada pour leur donner une éducation utile, etc. Nous devons le faire en toute humilité et sans arrogance, contrairement à ce qui s'est fait jusqu'ici.

Merci.

Le président: C'est très utile. Merci.

M. Gurmant Grewal: Merci, monsieur le président. Par votre entremise, je souhaite la bienvenue à nos témoins et les remercie pour leur exposé.

Mme Augustine a déjà posé certaines de mes questions. J'aimerais enchaîner dans un contexte différent. On nous a parlé des dépenses de certains pays en matière de défense. Face à l'arsenal nucléaire de certains États parias, je peux comprendre les craintes du Canada en ce qui a trait à la sécurité. Mais vous pourriez peut-être nous dire en quoi cette sécurité est menacée.

En outre, compte tenu de la politique étrangère de la Communauté européenne et des États-Unis, je ne suis pas bien au fait de la réaction du grand pays voisin, la Chine, à toute la situation. Eu égard à toutes ces questions, vous pourriez peut-être faire certaines recommandations au comité. Quel devrait être notre rôle et sur quoi devrions-nous fixer notre attention? Quel rôle appréciable le Canada peut-il jouer à court et à moyen terme?

Ma deuxième question est moins longue. De quels pays provient le plus grand nombre de réfugiés? Vous nous avez dit quels pays acceptent des réfugiés, mais je ne connais pas le nom de ceux d'où proviennent les réfugiés dans la région.

En ce qui concerne le risque posé aux minorités, 25 p. 100 de la population au Canada serait à risque en ce qui a trait à trois minorités. Je ne sais pas si elles ont été nommées, mais j'aimerais connaître le nom de ces trois minorités. Quelles sont-elles?

Peut-être puis-je revenir à la première question portant sur la Tchétchénie. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi la réaction de la communauté internationale diffère à ce point de celle qui a court dans le cas de conflits ou de guerres civiles dans d'autres régions, surtout en ce qui a trait aux aspects humanitaires. Au cours du premier mois et demi aucune aide humanitaire n'a été offerte en Tchétchénie. Était-ce en raison de l'intensité du conflit ou de l'implication des Musulmans et des fondamentalistes avec leurs points de vue radicaux? J'aimerais qu'on me renseigne là-dessus.

M. Patrick Armstrong: En tant que fonctionnaire, je ne vais pas recommander au gouvernement la voie qu'il devrait suivre.

M. Gurmant Grewal: En tant que témoin devant le comité, vous êtes un spécialiste et nous aimerions que vous nous conseilliez.

M. Patrick Armstrong: Je vais vous dire directement ce qui s'est passé en Tchétchénie. J'étais à Moscou, à l'ambassade, pendant la première guerre tchétchénienne. L'aide humanitaire n'a pas manqué, mais elle s'est arrêtée. L'incident dont vous vous souvenez peut-être c'est le meurtre de cinq membres de la Croix-Rouge. Il était devenu beaucoup trop dangereux de travailler en Tchétchénie en raison de l'enlèvement. Tous les organismes d'aide occidentaux se sont donc retirés du pays.

Très peu de gens sont prêts à imiter Médecins Sans Frontières qui avait mis sur pied, lors de la dernière guerre, un hôpital à Vedeno. C'est une des principales raisons pour lesquelles l'aide humanitaire en Tchétchénie s'est grandement amenuisé cette fois-ci. Tout ce que peuvent faire les travailleurs de l'Aide, c'est de progresser avec l'armée russe.

En ce qui a trait aux intérêts du Canada en matière de sécurité dans la région, dans un document que certains d'entre nous ont préparé pour le gouvernement, nous avons déclaré: «Du point de vue des années 30, quels étaient les intérêts du Canada en matière de sécurité au Moyen-Orient?» Dans les années 30 je ne pense pas que personne aurait beaucoup parlé, pourtant nous y avons eu des troupes pendant 50 ans, et ainsi de suite.

• 1110

Le bassin de la mer Caspienne a le pétrole; c'est là que sont les intérêts. Des puissances importantes l'encerclent. Cela dit, comme nous vivons toujours sur cette planète, je ne vois pas comment nous pouvons éviter d'avoir des liens là-bas.

Le professeur McFarlane a fait valoir un très bon point de vue également, à savoir que les relations déplorables entre les Russes et les Américains vont inévitablement nous causer préjudice. C'est une région qui a été soumise à des tensions.

Enfin, bien sûr, nous avons des entreprises installées là-bas. L'investissement étranger le plus important au Kirghizistan est une entreprise canadienne. Des entreprises canadiennes sont engagées—vous l'avez entendu de la bouche de M. Wright—à l'échelle de l'industrie pétrolière et ainsi de suite.

Il y a donc là un lien. Mais je suis d'accord avec le professeur MacFarlane qui estime que ce n'est pas l'activité la plus importante à l'Échelle de la planète. Elle est importante, mais elle n'est pas colossale.

Le président: Monsieur MacFarlane.

M. Neil MacFarlane: En guise simplement de précision au sujet de la Tchétchénie. Je crois que M. Armstrong a tout à fait raison de parler de l'absence d'aide humanitaire en Tchétchénie. Je remarque qu'il n'a rien dit au sujet des points de vue de la Russie relativement à l'accès des organismes d'aide humanitaire en Tchétchénie. L'Union européenne, par exemple, s'est plainte officiellement des efforts déployés par la Russie pour limiter l'accès aux opérations sur le terrain à l'intérieur de la Tchétchénie et même dans les régions avoisinantes comme l'Ingouchie et le Daghestan.

D'après ce que j'ai cru comprendre, les Russes ont été assez coopératifs en ce qui a trait aux questions d'accès. Le fait est que personne ne veut s'y rendre. Et M. Armstrong en a bien fait valoir les raisons.

L'autre point, bien sûr, c'est qu'il ne s'agit pas seulement des cinq ou six infirmières. C'est le fait que des organismes d'aide humanitaire qui ont exercé des activités dans la région après 1996, pas seulement en Tchétchénie mais en Ingouchie et en Ossétie du Nord, ont été la cible d'enlèvements répétés et ont dû verser des sommes faramineuses pour récupérer des gens lorsqu'il leur arrivait de les trouver.

Même Médecins sans frontières et le CICR, qui sont en général raisonnablement disposés à se rendre dans des points chauds partout dans le monde, ne veulent pas y aller. Le CICR met en oeuvre un programme en Tchétchénie à l'heure actuelle. Ce sont des gens de la place qui l'administrent. Il s'agit d'un programme «d'aide à distance». De Nalchik ou de quelque autre endroit vous parlez à la personne au téléphone et lui dites quoi faire. Quant à moi, je ne veux pas m'y rendre.

Cela dit, les organismes acceptent davantage de s'engager maintenant. Le HCR a effectué une livraison importante à Grozny, je crois, la semaine dernière.

Quant aux raisons de l'absence de réaction politique au sujet de la Tchétchénie, à la raison pour laquelle nous n'avons pas tapé plus fort les Russes, étant donné qu'ils ont enfreint... J'ai rédigé un document à ce sujet la semaine dernière à Stockholm. Les Russes contreviennent à quelque 17 conventions internationales importantes d'un genre ou l'autre et la communauté mondiale a été grandement silencieuse ou très peu loquace.

M. Gurmant Grewal: Dix-sept infractions de quelle nature?

M. Neil MacFarlane: Des infractions à des conventions internationales. Je peux les énumérer.

M. Gurmant Grewal: Non, ça va.

M. Neil MacFarlane: Il est en fait plus difficile de nommer celles auxquelles ils ne contreviennent pas.

Mais ce qui compte ici, comme l'a dit un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères de la Suède à cette conférence la semaine dernière, c'est que la Russie n'est pas le Sierra Leone. La Russie est une grande puissance. Nous avons des intérêts plus vastes en cause. Si nous poussons les choses trop loin sur la question tchétchène, nous nous en mordrons les doigts dans des domaines comme le contrôle des armements.

Merci.

M. Gurmant Grewal: Pourriez-vous répondre à ma question sur les réfugiés, monsieur Carment?

M. David Carment: Bien sûr. Il est difficile de répondre à la question que vous posez, en partie parce que les données qui sont mises à notre disposition par l'entremise de l'UNHCR dans le document intitulé Populations of Concern to UNHCR et qui traite de la période comprise entre 1995 et 1998, dénombrent, au 31 décembre de chaque année, les personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays ainsi que les réfugiés qui sont revenus et les réfugiés qui décident de s'installer dans le pays hôte. Étant donné le mouvement massif de personnes au sein des États, il serait difficile de déterminer leur pays d'origine.

Cela dit, la réponse évidente serait—je pourrais peut-être vérifier auprès de deux autres spécialistes—que la région en question serait l'Arménie et l'Azerbaïdjan, l'Azerbaïdjan recevant le gros des réfugiés précisément en raison des gens qui se déplacent à l'intérieur de leur propre pays. Ainsi la région de Nagorno-Karabakh accueillerait une vague massive de réfugiés provenant de cette région à l'intérieur de l'Azerbaïdjan.

• 1115

Ainsi la question de savoir d'où viennent ces réfugiés doit être atténuée du fait que la plupart de ces personnes se déplacent à l'intérieur du pays et n'en sortent pas nécessairement. Où iraient-ils?

M. Neil MacFarlane: J'ai travaillé à peu près cinq ans sur les questions de réfugiés et de PDIP dans le Caucase et l'Asie centrale. Pour résumer très rapidement, en ce qui a trait aux principales populations de réfugiés, c'est-à-dire les gens qui doivent sortir de leur pays d'origine, il y a eu un échange hâtif de quelque 250 000 Azerbaïdjanais provenant d'Arménie et de 300 000 Arméniens retournant en Arménie à partir de l'Azerbaïdjan au tout début de la guerre du Haut-Karabakh. En fait, quelqu'un a eu la brillante idée de mettre sur pied une entreprise d'échange d'appartements. Quant à l'autre population de réfugiés importante, il s'agit des Tadjiks qui ont été chassés pendant la guerre civile en Afghanistan. Ils sont revenus depuis et ont été réétablis.

Pour ce qui est des populations déplacées à l'intérieur de leur propre pays, on parle du déplacement de 600 000 personnes dans la région de Nagorny-Karabakh, en Azerbaïdjan, d'environ 250 000 personnes durant le conflit abkhaze en Géorgie et de probablement 80 000 personnes environ durant le conflit d'Ossétie du Sud, en Géorgie également.

M. Gurmant Grewal: De sorte qu'il y a environ un million de réfugiés en tout.

M. Neil MacFarlane: Si vous réunissez tous les réfugiés et personnes déplacées, c'est-à-dire à l'intérieur même de la région et à l'extérieur, j'en dénombre un million et demi environ dans le Caucase et, pour l'instant, des nombres plutôt marginaux probablement de réfugiés en Asie centrale.

M. David Carment: Je n'avais pas de suivi. Allez-y.

M. Patrick Armstrong: Naturellement, tout dépend d'à quel point on remonte dans le temps.

Staline a expulsé de la Géorgie les Turcs meskhètes auxquels on n'a pas encore permis de rentrer chez eux. La plupart d'entre eux, que je sache, mènent une vie de misère à Moscou, après avoir été expulsés de la vallée de Farghona durant des émeutes, en 1988 à peu près. Donc, il y en a un nombre assez imposant, si on y rajoute les groupes un à un.

M. David Carment: Je tenais à essayer de répondre à votre question générale, soit savoir ce que nous pourrions faire. Comme je ne suis pas un expert de la région mais que j'ai tout de même travaillé avec des gens de la région, du Kirghizistan en particulier, dans le cadre de plusieurs projets, j'estime qu'il n'y aurait pas de mal à offrir une formation en prévention et en analyse des conflits, en consolidation de la paix, en approches du bas vers le haut intégrant les ONG dans les pratiques canadiennes de consolidation de la paix et de prévention des conflits ainsi qu'en travail multilatéral avec des organismes appuyés par l'ACDI.

Plus particulièrement, je connais raisonnablement bien un organisme appelé FEWER, soit le Forum pour la détection et l'intervention rapides, dont le siège se trouve à Londres et qui est affilié à International Alert. Cet organisme se charge, en partie, de former des analystes locaux en Asie centrale et dans le Caucase afin de les aider à repérer les indicateurs du début d'un conflit. Selon moi, une façon de faire serait de travailler avec des personnes de la région animées des mêmes idées en vue de développer une société civile qui fait progresser les intérêts du Canada en matière de développement.

J'ajouterai que nous ne réunissons pas des données simplement pour décider par nous-mêmes de ce que devrait être votre comité ou la politique étrangère du Canada, mais bien pour informer aussi les Canadiens de la raison pour laquelle ils devraient s'en préoccuper. Selon moi, en rendant ce genre de renseignements publics, nous fournissons aux Canadiens l'information dont ils ont besoin pour décider si, dans ce cas-là, la société civile est la voie à suivre. Je crois aussi que la collecte de données et la diffusion de ces renseignements sur une tribune publique assure un suivi important, ce qui nous ramène à ce dont parlait M. MacFarlane, à une activité de surveillance qui nous permettrait de mieux juger de la sincérité de ces sociétés lorsqu'elles affirment vouloir changer.

Cela ne nous permettrait pas forcément de brasser de meilleures affaires dans ces pays, mais nous pourrions au moins suivre l'évolution dans le temps grâce à la collecte de données.

M. Gurmant Grewal: Quels sont les trois groupes au Canada représentant 25 p. 100 de la population qui sont à risque? Pouvez-vous me les nommer?

M. David Carment: En fait, il y a en quatre, soit les Autochtones, les francophones hors Québec, les Québécois et les Inuits.

• 1120

Le président: Je vous remercie.

Une voix: Cela fait trois.

M. David Carment: Non, j'ai bien dit quatre groupes.

Le président: Désolé, mais les Québécois eux-mêmes...?

M. David Carment: Oui.

Le président: Je peux comprendre que les Franco-Ontariens...

Mme Diane Marleau: Je suis une francophone hors...

Le président: D'accord. Voilà qui est intéressant. Je vous remercie.

Je peux peut-être simplement poser quelques questions afin de récapituler, après quoi nous pourrons lever la séance.

[Français]

Monsieur Rocheleau, avez-vous des questions?

[Traduction]

Oh, navré! Nous allons d'abord céder la parole à Mme Marleau, après quoi ce sera le tour de M. Rocheleau.

Madame Marleau.

Mme Diane Marleau: Un des grands défis qu'a relevés l'ACDI, bien sûr, est la rareté des fonds. Le programme de renaissance offre essentiellement de la formation et ainsi de suite.

Il se trouve que je suis d'accord avec vous qu'encourager des jeunes à faire des études universitaires ici est le meilleur investissement à long terme que nous puissions faire en tant que Canadiens. Malheureusement, on a sabré dans les fonds disponibles pour ce genre de choses, et je ne crois pas que tous en saisissent les conséquences à long terme. J'espère que nous allons pouvoir rétablir ces fonds à leurs niveaux antérieurs et que nous allons pouvoir faire davantage dans ce domaine, mais tout vient à qui sait attendre.

Voici ce que j'aimerais vous demander. Nous parlons constamment de société civile et des ONG. D'après ce que je sais de certains autres pays de l'ex-URSS, il y en a très peu là-bas. J'aimerais que vous me parliez des ONG, de la société civile, dans ces pays particuliers.

Par ailleurs, par où faut-il commencer? Comment se met-on à travailler avec ces groupes de la société civile? C'est là la question primordiale, parce qu'effectivement, il faut renforcer la société, mais, d'après mon expérience, les gens là-bas sont tellement habitués à se faire diriger depuis Moscou que bon nombre de ces sociétés partent de la case zéro.

M. Neil MacFarlane: Je vous remercie beaucoup d'avoir posé la question. Il n'est pas facile d'y répondre. J'ai rédigé un rapport d'étude, il y a trois ans, sur les ONG dans la prévention des conflits dans la région du Caucase. J'ai souligné tous ces problèmes ainsi que celui qui a cours actuellement en ce qui concerne l'activité des ONG. Vous m'excuserez, mais pendant un mois, il n'est plus question que de discrimination sexuelle, un an plus tard, de prévention des conflits, puis ce sont les forêts et les ruisseaux et enfin les droits des indigènes et je ne sais quoi encore. Ce sont toujours essentiellement les mêmes personnes qui font le travail, mais pour des organismes aux appellations différentes. Vous allez m'en demander la raison. Manifestement, ils...

Mme Diane Marleau: [Note de la rédaction: Inaudible]

M. Neil MacFarlane: Effectivement, il s'agit d'un groupe de toute évidence éclectique. Donc, essentiellement, ils lisent un document sur les priorités de la Fondation MacArthur, de la Fondation Ford, de la banque, de l'ACDI et ainsi de suite, priorités qu'ils font alors leurs, parce que cela leur donne accès à de l'argent. Disons-le ainsi: cela aide peut-être à établir la société civile, mais c'est définitivement une porte d'accès à de l'argent. Au tout début, il était en réalité impossible de faire quoi que ce soit au sein de ces sociétés pour se payer de la nourriture, à moins d'avoir ses entrées dans les cercles gouvernementaux. Donc, si vous pouviez vous exprimer surtout en anglais, mais aussi en allemand ou en français, et que vous aviez des contacts, vous pouviez accéder à cette source de revenu.

Ce n'est pas vraiment le bon endroit pour mettre en branle le genre d'initiative dont je parle. Je suis très conscient du problème.

De plus, cela ne règle pas la rareté des ressources. Comment établir une ONG quand vous n'avez pas le téléphone, quand vous ne pouvez pas vous permettre de louer un local?

J'ai deux choses à dire à ce sujet. Tout d'abord, côté pratico-pratique, je crois que ce qu'a dit M. Carment est très constructif, en ce sens qu'il faut faire de son mieux pour intégrer ces groupes dans des réseaux internationaux plus vastes qui ont des préoccupations analogues, et une bonne raison de le faire entre autres est le fait que vous serez vite fixé sur le sérieux de ces personnes et que vous pourrez repérer le petit nombre d'entre elles qui méritent d'être aidées.

Par ailleurs, il y a la question des ressources sur le terrain. Ce que les Nations Unies ont fait, à Bakou par exemple, est de fournir une installation centrale dotée de sept ou huit ordinateurs, de quelques imprimantes, de trois ou quatre téléphones et de télécopieurs que peuvent utiliser les organismes locaux dont on connaît la bonne foi. Il s'agit d'un autre processus de sélection.

• 1125

Ils allient cela à l'instauration d'une capacité sur le terrain, par exemple comment faire un budget. Les gens n'en ont aucune idée. On travaille en réalité à la base. C'est très difficile, mais c'est possible.

Mme Diane Marleau: Existe-t-il un mouvement des femmes là-bas? Y a-t-il quoi que ce soit que nous puissions utiliser dans ce domaine?

M. Neil MacFarlane: En réalité, il s'agit-là d'un phénomène fort intéressant. La situation varie énormément d'un pays à l'autre. Au Kirghizistan, de tous les endroits, c'est probablement attribuable au rôle des femmes dans la société kirghize traditionnelle, qui est très différente de la société ouzbek. Les Kirghizes sont marginalement islamiques et très terre à terre. Ils viennent de villages où chacun doit travailler, où la responsabilité est assumée également par tous et où les liens de dominance et de dépendance ne sont pas aussi clairement définis. De par leur culture, les femmes du Kirghizistan ont l'habitude de prendre l'initiative. Il y a là-bas un mouvement de femmes très puissant et en plein essor.

Il faut dire qu'il y a un autre avantage. Je vais peut-être vous sembler cynique, mais un avantage de la promotion des organismes de femmes est qu'ils ont tendance à être moins corrompus. Je ne suis pas tout à fait sûr de la raison. Cette remarque peut sembler être de la discrimination à rebours, mais je crois que c'est vrai.

Mme Diane Marleau: C'est le cas à peu près partout.

M. Neil MacFarlane: Oui. En Asie centrale et dans le Caucase, cela pourrait avoir un rapport avec le fait qu'au sein de ces sociétés, l'homme est traditionnellement réputé être le soutien de la famille et que, s'il a accès à de l'argent venant de l'extérieur, il le dépensera pour entretenir la voiture ou quelque chose du genre.

La présidente suppléante (Mme Jean Augustine): Monsieur Carment.

M. David Carment: Je tenais simplement à renchérir sur ce qu'on vient de dire. Si j'avais de l'argent à placer dans un pays qui pouvait travailler de concert avec le Canada à cette initiative de prévention des conflits, de détection précoce et de consolidation de la paix, ce serait bien au Kirghizistan, pour les raisons précises qu'a données M. MarFarlane, soit que les femmes sont engagées et qu'il existe un réseau de prévention des conflits plutôt bien établi dans la région.

Les Américains ont fait preuve d'une certaine initiative en rassemblant ces gens pour travailler, par exemple, avec la Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict et l'United States Institute of Peace ainsi que divers autres organismes qui se consacrent à la prévention des conflits et à leur règlement.

Il existe en fait un réseau, soit le Women Networking for Conflict Prevention, et bon nombre de ses participantes viennent du Kirghizistan. L'organisme est soutenu par l'Université des Nations Unies qui accueille également des chercheurs invités. Nous pourrions l'imiter ou faire quelque chose d'analogue, pour les raisons qu'a soulignées M. MacFarlane. Voilà un pays ou du moins une population avec lequel nous pourrions travailler.

Mme Diane Marleau: Parliez-vous uniquement de ce pays, à l'exclusion des autres?

M. David Carment: Je vous parle de mon expérience personnelle. D'autres pourront peut-être vous en dire plus.

M. Neil MacFarlane: Si on me permet de répondre, madame la présidente, ce qu'on fait dépend du pays dont il est question. Dans le cas du Turkménistan, les tableaux de M. Carment concernant les régimes démocratiques et autocratiques sont fort éloquents. Il y a peut-être dans son exposé des éléments de données qui me font tiquer, mais sur ce point précis, il est certain qu'il y a beaucoup d'autocraties et très peu de démocraties. Il n'y a pas de mouvement là. Nous parlons de sociétés et de gouvernements très patriarcaux, dirigés par des clans, de régimes non démocratiques, totalitaires et répressifs. En réalité, vous n'arriverez à rien là-bas si vous versez d'importantes sommes à promouvoir les ONG. Par contre, vous obtiendrez peut-être des résultats dans le domaine de l'éducation et des moyens d'enseignement en permettant aux gens de faire un nouveau départ dans la vie. En réalité, il faut adapter le programme selon le contexte.

[Français]

Le président: Monsieur Rocheleau.

M. Yves Rocheleau (Trois-Rivières, BQ): Monsieur le président, je suis très impressionné par l'exposé de M. Armstrong sur la complexité de la situation et sur son caractère, qui m'apparaît inexplicable. Vous dites, par exemple, que c'est rétrécir le débat que de parler simplement d'impérialisme russe ou de politique du pétrole alors que cela ne représente que 5 p. 100 du débat. Je me demande pourquoi on s'intéresse à cette région du globe qui est si complexe, si ce n'est pour des intérêts tout à fait particuliers, des intérêts économiques.

• 1130

Quand on parle des valeurs et des droits de la personne, n'est-ce pas dans la perspective de l'histoire de ces peuples, qui est beaucoup plus profonde que la nôtre? N'est-ce pas tout simplement de l'impérialisme culturel ou du paternalisme que de se mêler de ces choses, alors que sur le plan économique, cela se justifie? C'est comme la compagnie de financement au Québec qui avait le slogan suivant: «Nous voulons votre bien et nous l'aurons». Où notre intérêt véritable se situe-t-il? Quand on se mêle du reste, on peut se demander si l'Amérique du Nord peut s'ériger en modèle pour ces gens-là. C'est bien beau, mais on ne parle pas souvent des bidonvilles de Sao Paulo. Ce n'est pas reluisant. Donc, qu'est-ce qu'on fait là? Est-ce que notre logique est tout à fait affairiste? Est-ce qu'on devrait aller plus loin?

[Traduction]

M. Patrick Armstrong: Bien sûr, jusqu'à ce qu'on y trouve du pétrole, ce n'est pas une partie du monde à laquelle nous avions porté beaucoup d'attention.

Vous allez rencontrer des personnes d'une intelligence très vive, aux goûts très raffinés, issues de cultures anciennes qui dépassent notre entendement, qui font 100 $ par mois, lorsque leur salaire leur est versé. J'avoue être devenu un grand partisan de l'humilité après avoir vécu un moment très pénible lorsque j'ai livré un message d'une arrogance et d'une condescendance dégoûtantes à Almaty et que j'ai été rondement remis à ma place par mon homologue kazakh. L'humilité n'est pas un sentiment qui anime souvent les Occidentaux qui se rendent là-bas.

Que pouvons-nous faire? De petites choses. Il n'y a que 15 ans après tout que Gorbatchev a été élu secrétaire général du Parti communiste, et beaucoup d'événements sont survenus depuis lors. Je suis un adepte de l'approche par étapes, par exemple de la patience et de l'humilité.

Mme Jean Augustine: Surtout dans cette région.

M. Patrick Armstrong: Tout à fait.

Le président: Harceler et faire la leçon aux autres ne nous mène pas bien loin.

Je vous remercie. C'est un bon exemple de ce qu'il ne faut pas faire.

Bernard Patry.

M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

Je vous remercie tous énormément de vos exposés de ce matin.

J'ai une question qui s'adresse à M. MacFarlane et une autre, à M. Armstrong.

Monsieur MacFarlane, dans votre exposé de ce matin, vous avez beaucoup parlé de l'influence russe et de l'influence des États-Unis, mais, à l'article 7 de votre exposé, vous dites: «Je conseille la plus grande prudence face à la «nouvelle rhétorique de la route de la soie» émanant de Bruxelles (et qui sous-tend le programme TRACECA de la Commission européenne)». Pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet de ce programme TRACECA—je n'en ai jamais entendu parler—ou de cette nouvelle rhétorique émanant de Bruxelles?

Maintenant, ma question s'adresse à M. Armstrong. En fait, je vais vous poser deux questions tout de suite. Primo, qu'est-t-il arrivé récemment, c'est-à-dire au cours des dernières semaines, au Parlement d'Arménie? Il semble que certains députés souhaitent destituer le président. Pouvez-vous me renseigner sur les derniers événements survenus en Arménie? Merci.

M. Neil MacFarlane: L'Union européenne a, sous les auspices du programme TRACECA d'assistance technique aux pays membres de la CEI, deux programmes de coopération régionale. Un est le programme INOGATE, qui porte sur le transport interétatique du pétrole et du gaz et qui est essentiellement conçu pour aider tous les États membres de la CEI à améliorer leur infrastructure par la remise en état des canalisations et par l'exécution d'études de faisabilité technique de nouveaux tracés et ainsi de suite. Ce programme n'inquiète pas les Russes parce qu'il les inclut. L'autre est le TRACECA, soit le programme relatif au couloir de transport Europe-Caucase-Asie. Il est dans l'axe est-ouest. C'est pourquoi il est associé à la rhétorique de la route de la soie, c'est-à-dire que vous construisez ce... Le programme TRACECA ne vise pas que le pétrole et le gaz; il comprend aussi les routes, les voies ferrées, les services de traversier d'Odessa en Ukraine jusqu'à Supsa et Poti en Géorgie et de Bakou, en Azerbaïdjan, jusqu'au Turkménistan et au Kazakhstan en empruntant par la Caspienne.

• 1135

L'idée ici est essentiellement de recréer cette route commerciale du Moyen-Âge entre l'Europe et l'Asie tout en intégrant, de manière multifonctionnelle, cette partie de la masse continentale eurasienne à l'Europe, en fin de compte—et cela, on ne le dit pas—pour que l'Europe puisse exploiter avec plus d'efficacité les ressources naturelles de l'Asie Centrale et du bassin de la Caspienne. C'est le résultat final, en réalité. Le programme sera efficace jusqu'à un certain point, particulièrement en ce qui concerne le pétrole et le gaz. Tôt ou tard, ces États auront plusieurs pipelines, mais ils ne joueront jamais le rôle de Tachkent, de Samarkand et de Boukhara dans le commerce traditionnel entre l'Orient et l'Occident.

Désolé, car je crois que j'ai probablement parlé trop longtemps. Je ne puis résister à la tentation de faire un bref commentaire au sujet de la question précédente, si vous me le permettez.

[Français]

Pour moi, il est bien certain que l'intérêt du gouvernement est principalement attribuable au pétrole. C'est nettement une question économique, à mon avis. Cependant, la société canadienne est bien diverse et il y a beaucoup d'intérêts. Il y en a quelques-uns qui sont économiques. Il y a aussi des intérêts de la société civile qui concernent les droits de l'homme, par exemple, les droits de la femme et l'universalité de ces droits. À mon avis, le gouvernement du Canada a la responsabilité de représenter tout le monde, et pas seulement Frontera Energy, à Calgary, par exemple.

Bien sûr, c'est un terrain bien difficile pour faire avancer les questions de droits civils et politiques. Je suis peut-être naïf, mais je suis quand même un membre de cette société civile et j'ai aussi mes intérêts. Je crois que dans l'espace de l'OSCE surtout, l'espace euro-atlantique, où nous avons tous accepté ces principes, ces normes et ces valeurs, on doit les universaliser. Cela comprend l'Asie centrale et le Caucase. C'est bien difficile, mais ça ne veut pas dire qu'on ne doit pas le faire.

[Traduction]

Le président: Monsieur Armstrong.

M. Patrick Armstrong: J'aurais aimé que vous me posiez la question mercredi. Demain, je vais passer la matinée à assister à la réunion d'un groupe interministériel discutant de cette question. Comme vous le savez, ce qui se passe, c'est qu'une guerre fait rage au Karabakh depuis longtemps... Les Karabakhs, les Arméniens, ont saisi pas mal de territoire de l'Azerbaïdjan. Beaucoup de gens ont été tués.

Lorsque l'Arménien pense à l'Azerbaïdjan, qu'il estime être un pays turcique, les images des massacres survenus au début du siècle lui viennent immédiatement à l'esprit. Il est très difficile aux Arméniens d'accepter de vivre sous un régime turcique. Il est beaucoup question d'un règlement qui engagerait probablement un échange de territoires. J'ai entendu diverses rumeurs, mais je ne puis honnêtement pas vous dire que c'est vrai.

Selon moi, ce qui se produit en Arménie—et à nouveau je souligne que c'est mon opinion—vient des tensions que crée cette situation. Si Yerevan doit, dans un accord signé à Bakou, céder une grande partie du territoire qui, aux yeux d'un grand nombre d'Arméniens et de Karabakhs, a été conquis dans un bain de sang, ils n'en veulent pas. C'est ce qui se passe d'après moi, mais je n'en jurerais pas. Mercredi, j'en saurai peut-être un peu plus.

Le président: Le cheminement de l'information n'est pas toujours bien synchronisé avec ce que nous essayons de faire, merci quand même.

Permettez-moi de poser quelques questions en guise de conclusion. La première s'adresse à M. Carment. Dans votre indice de démocratie-autocratie pour la Turquie et le Canada, la Turquie se trouve à un niveau très élevé et semble s'y maintenir. Cela m'apparaît absolument contradictoire par rapport aux chiffres qui suivent et qui indiquent un très bas niveau pour les droits politiques et un bas niveau pour les libertés civiles. Je ne connais pas le classement de Freedom House. Je ne comprends pas. Ce tableau semble être contredit par les deux suivants.

• 1140

M. David Carment: C'est probablement une bonne chose, parce que...

Le président: Pour des professeurs peut-être, mais pas pour nous.

M. David Carment: Je ne cherche pas à me faire passer pour intelligent, mais le fait est que vous avez ici deux sources bien d'information qui utilisent des mesures distinctes de forme de gouvernement, ou de libertés. Ce qui ressort de façon évidente, c'est que les libertés civiles et les libertés politiques ne correspondent pas aux contraintes politiques. Ce que l'on obtient dans la mesure de démocratie-autocratie, c'est le degré auquel les électeurs imposent des contraintes à leurs dirigeants, le degré auquel il existe une forme réglementée de participation et le degré auquel le choix des cadres est légiféré ou se fait de façon compétitive. C'est la raison pour laquelle la Turquie se classe à un niveau élevé selon les données Polity III 98. Mais vous avez toutefois raison, lorsqu'on examine les données de Freedom House—qui représentent une mesure assez conservatrice des libertés politiques et civiles, mise au point par un groupe américain d'analystes—on obtient un résultat quelque peu différent—puisqu'il y a moins de mobilité pour les particuliers.

Il m'apparaît évident qu'en utilisant deux mesures distinctes d'opérationnalisation politique, on obtient une meilleure image de la situation. Au bout du compte, on peut prendre avec un grain de sel le fait que la Turquie apparaisse comme une démocratie, puisque, en matière de droits civils ou politiques, on peut probablement conclure, à court terme, que l'éventuelle émergence d'une société civile en Turquie est assez improbable.

Vous avez donc ici simplement des mesures différentes qui utilisent des données légèrement différentes.

Le président: Merci.

J'aimerais poser deux questions à M. Armstrong. La première est de nature philosophique. Votre description des peuples des montagnes par opposition aux peuples des plaines m'a fait penser aux Baburinamas et à tous les grands combats entre les tribus qui descendent des montagnes et s'emparent des habitants des lowlands qui cultivent leurs champs.

Je suis étonné d'apprendre que cela existe toujours dans la région. Peut-être est-ce parce qu'il s'agit d'une région montagneuse. J'aimerais que vous me donniez un peu plus de renseignements et je me demande dans quelles mesures les moyens modernes de communication, comme Internet, pourraient mettre un terme—selon vous, si vous vous tournez vers l'avenir—à une tradition qui remonte à un ou deux milliers d'années, surtout qu'il existe d'autres sociétés qui s'éloignent rapidement de ces genres de traditions grâce aux moyens modernes de communication? Je me demande si, d'après vous, des changements pourraient survenir. C'est ma première question.

La deuxième, c'est que vous n'avez pas parlé du rôle de l'Iran lorsque vous avez abordé la question de l'Islam. Vous avez fait mention de la Tchétchénie et du wahhabisme. Nous aurions voulu englober l'Iran dans les pays que nous allons visiter au cours de ce voyage, mais nous avons pensé que cela poserait des questions difficiles que nous ne pourrions pas aborder dans le cadre de notre étude. Quel est le rôle de l'Iran dans tout cela?

M. Patrick Armstrong: Pour répondre à votre première question, oui, je crois que cela aura un effet certain. Je n'arrive pas à trouver d'exemple marquant pour l'illustrer, mais je peux vous raconter une petite anecdote. Je me souviens d'un livre fascinant écrit par un montagnard britannique qui faisait de l'escalade en Svaneti, zone montagneuse de la Géorgie; il parle de l'accueil réservé par les Autochtones aux étrangers; ils leur tiraient dessus. C'était ainsi que se passaient les choses.

J'ai des affinités avec ces peuples, vu que mes ancêtres qui vivaient à la frontière écossaise leur ressemblent. C'est une région difficile où il faut pouvoir survivre et on y retrouve beaucoup de sociétés féodales pour lesquelles l'honneur occupe la première place.

Le président: Lorsque je faisais de l'escalade en Corse, un villageois m'a indiqué un endroit où les Français avaient pendu un des leurs. En lui posant un peu plus de questions, j'ai finalement appris que cela remontait à 1792.

M. Patrick Armstrong: Vous entendez beaucoup d'histoires de ce genre dans cette région.

Les communistes ont en fait légué deux choses. Ils ont installé l'électricité pratiquement partout en Union soviétique et ont appris aux gens à lire et à écrire, à avoir un niveau d'éducation—à mon avis assez élevé. Cela devrait changer les choses, mais tout n'est pas encore réglé.

• 1145

J'en viens maintenant à l'Iran qui bien sûr est chi'ite. Sur cette carte, l'Azerbaïdjan et le Tadjikistan représentent des pays chi'ites. Les Tadjiks sont essentiellement des Perses, tandis que les autres peuples de l'Asie centrale sont surtout turco-mongols. Il est très curieux, soit dit en passant, que l'Azerbaïdjan soit chi'ite, car il se compose essentiellement d'un peuple turcique. Les Chi'ites ne vont pas se faire bien accepter par les Sunnites et les Iraniens ont essayé d'avoir une influence à cet endroit.

L'Islam peut résister à beaucoup de persécutions, car c'est une religion assez privée qui n'exige pas d'églises, de prêtres, etc. C'est une religion à caractère familial. Les Islamistes ont souffert cependant sous les Communistes, car ils n'avaient pas de Madrases, ni de mosquées et avaient du mal à se procurer le Coran.

L'accès est difficile au départ. Les Chi'ites de l'Iran auront du mal, tandis que les Wahhabis sont des Sunnites et ont de l'argent. Ils se sont arrangés pour avoir un pied dans cette région, sauf bien sûr au Tadjikistan où les choses ne se passent pas de la même façon. L'Aga Khan Foundation joue un rôle très important au Badakhstan, qui est la partie sud du Tadjikistan.

Je crois que c'est ainsi que l'on peut expliquer la situation de l'Iran. Son accès dans la région va devoir être politique. L'Iran est quelque peu perdant au niveau du pétrole de la Caspienne, car aucun pétrole n'a été trouvé dans la Caspienne faisant partie de son territoire. L'Iran doit également penser aux nombreux Azéris qui vivent dans la partie nord de l'Iran. Lorsque le président Aliev disparaîtra, ce genre de choses resurgira, car un de ses successeurs potentiels est, jusqu'à un certain point, en faveur de l'Iran.

Le président: Le président Aliev est...

M. Patrick Armstrong: Il est président de l'Azerbaïdjan.

Je crois que c'est ainsi que je peux répondre dans le cas de l'Iran, pays toutefois actif dans la région aux plans politique et économique.

Le président: Merci.

J'ai deux questions rapides à poser à M. MacFarlane.

Vous avez fait mention du rôle joué par l'OSCE et de son potentiel à quelques reprises. Un nombre assez important d'entre nous ont participé à l'Assemblée parlementaire de l'OSCE, si bien que nous sommes actifs à cet égard. Comment cotez-vous l'OSCE par rapport à d'autres organisations multilatérales dans la région? L'OSCE ne semble pas avoir un mandat économique, peut-être un mandat éducatif. Son programme est essentiellement axé sur les droits de la personne et la politique. C'est ma première question.

La deuxième porte sur la diplomatie énergétique américaine dont vous avez parlé. Nous avons reçu un Américain de Washington qui nous a donné une explication très romantique de l'engagement actif des États-Unis dans la région; c'est essentiellement pour la question énergétique. Il n'a pas dit que les ressources énergétiques étaient plus importantes que les ressources disponibles en Arabie Saoudite ou dans d'autres pays, mais il a semblé dire que cela revêtait une certaine importance, vu que cela représente une autre source d'approvisionnement par rapport à l'OPEP. Pourriez-vous me donner des précisions? Les États-Unis disposeraient à tout le moins de quelques ressources qu'ils pourraient utiliser comme monnaie d'échange lorsqu'ils sont à couteaux tirés avec l'OPEP ou d'autres fournisseurs. C'est ce qu'il semblait laisser entendre.

Pensez-vous que c'est ainsi que les Américains voient la situation et pourquoi considèrent-ils qu'il s'agit d'une importante source d'énergie pour eux?

M. Neil MacFarlane: Monsieur le président, j'ai passé beaucoup de temps à travailler avec l'OSCE dans la région également, notamment en Géorgie, et j'ai suivi le groupe de Minsk au sujet de la question du Haut-Karabakh. Si je devais évaluer les succès et les échecs relatifs, je dirais que l'OSCE, en Géorgie, remporte un certain succès. Son rôle principal consiste à surveiller et à observer le conflit en Ossétie du Sud, ainsi qu'à jouer le rôle plus global de surveillance des droits humains en Géorgie en général.

L'Ossétie du Sud connaît une certaine stabilité depuis des années et il est généralement reconnu que la présence de l'OSCE a joué un rôle important à deux égards au moins. Premièrement, elle atténue la prédominance russe. Deuxièmement, la présence d'étrangers, aussi curieux que cela puisse paraître, inspire de la confiance parmi les Autochtones. Elle crée un milieu plus rassurant dans lequel ils peuvent recommencer à tisser des liens économiques entre collectivités.

• 1150

Ceci étant dit, de toutes les organisations internationales, c'est évidemment l'OSCE qui dispose du moins de ressources. Il suffit de comparer le bureau de l'OSCE au bureau des NU à Tbilissi pour s'apercevoir de toute la différence. Dans ce contexte, l'OSCE a réussi à trouver une façon novatrice de coopérer avec des gens, comme les représentants du PNUD, afin d'obtenir des ressources PNUD pour certains projets axés sur la résolution de conflits que l'OSCE veut mettre sur pied en Ossétie du Sud. L'OSCE a assez bien réussi dans ce domaine.

Pour ce qui est de Minsk, du Haut-Karabakh et du conflit arménien, j'ai l'impression que cette histoire n'est pas particulièrement belle. Le groupe de Minsk a été constitué en 1992, si je me souviens bien. Nous sommes en train d'essayer de régler le conflit depuis huit ans maintenant et il ne semble pas que nous ayons parcouru beaucoup de chemin depuis 1992. Si nous avons fait quelques progrès, c'est grâce aux ententes bilatérales entre les deux présidents, Aliev et Kocharian, et son prédécesseur, Ter-Pétrosian, ce n'est pas grâce à l'OSCE.

Pourquoi? Je ne crois pas que la Russie veuille régler la situation du Karabakh pour l'instant, car le fait d'avoir un conflit civil en Azerbaïdjan signifie qu'une des deux parties est proche de la Russie, ce qui donne à cette dernière une certaine influence sur le développement énergétique, entre autres choses; c'est un atout que les Russes ont entre les mains, qu'ils ne veulent pas annoncer pour l'instant. Cela changera peut-être sous Poutine.

La deuxième raison, c'est qu'en tant que communauté... J'hésite à parler de la sorte à des gens qui participent à l'Assemblée parlementaire de l'OSCE, mais je crois qu'en tant que communauté, la communauté des États occidentaux n'a pas encore vraiment décidé du rôle que l'OSCE devrait jouer, si un tel rôle est utile et s'il faut investir dans ce rôle. Je crois qu'il faudrait investir, mais qui suis-je pour le dire?

Le président: Sans vouloir trop s'aventurer sur le terrain politico-administratif de l'OSCE, l'un des problèmes, c'est évidemment la procédure du consensus moins une voix, si bien qu'il est très difficile de faire quoi que ce soit. C'est ce que je crois personnellement. Nous avons le même problème dans les réunions de l'Assemblée parlementaire. C'est frustrant pour tout le monde. Nous devons aborder certaines questions comme celle-ci.

L'autre question portait sur les États-Unis...

M. Neil MacFarlane: Oh, désolé, oui.

Le président: Pensez-vous que cela soit un grave...? Est-ce ce dont il s'agit—une autre option éventuelle, peut-être pas aussi importante que l'option, mais une autre option?

M. Neil MacFarlane: J'ai en fait rédigé un document sur ce sujet pour une conférence au Kazakhstan il y a un an et demi, parce que, franchement, je n'arrivais pas à comprendre la contradiction évidente entre la rhétorique des intérêts vitaux—l'autre option énergétique—et la réalité des réserves, qui sont beaucoup moins importantes que l'on pense. J'en ai conclu, et personne ne m'a encore contredit, que l'explication du comportement américain en fonction uniquement de cette autre option n'est pas crédible.

Je crois qu'il s'agit d'enjeux géostratégiques, auxquels se rattache l'énergie, sans pour autant qu'elle n'occupe la première place. Je crois qu'il s'agit de la politique d'endiguement de deux pays, l'Iran et l'Iraq, et que le tout est relié à la propagation de l'Islam fondamentaliste, selon leur terminologie. Je crois qu'il s'agit également, franchement, de disputer la primauté de la Fédération de Russie dans cette région particulière. En d'autres termes, c'est un programme à multiples facettes qui vise en partie l'énergie, mais que l'on ne peut pas expliquer uniquement par les chiffres relatifs à l'énergie. Je crois donc qu'il faut voir un peu plus loin.

Le président: Par contre, l'Union européenne s'intéresse sûrement uniquement à cette région d'un point de vue économique; elle n'a pas d'intérêt stratégique géopolitique.

M. Neil MacFarlane: C'est exact, à mon humble avis, à tout le moins.

Le président: À moins que la Turquie ne devienne membre de l'Union européenne, ce qui est fort peu probable.

M. Neil MacFarlane: J'ai fait beaucoup de travail à Bruxelles, à la Commission européenne sur ce point, et j'ai l'impression que les activités TRACECA et TACIS dans le Caucase en particulier et dans le bassin de la Caspienne de façon plus générale visent très clairement et assez rationnellement la question énergétique.

• 1155

Il suffit d'examiner les tendances en matière de consommation énergétique en Europe et les pays qui desservent ce marché européen pour en conclure de façon assez crédible que les ressources du bassin de la Caspienne sont situées dans une zone géographique favorable à l'Europe du Sud et l'Europe centrale du Sud. Du point de vue européen, il ne s'agit pas tant des dangers d'une dépendance excessive à l'égard du golfe dans ce contexte; il s'agit d'une dépendance excessive à l'égard d'autres États comme la Libye et l'Algérie. Je pense que l'on a raison de dire qu'il s'agit d'une autre option qui est utile à l'Europe, et je crois que c'est sur ce point qu'elle concentre ses efforts.

Le président: Merci, c'est très utile.

Monsieur Carment, je vais vous demander s'il vous serait possible de rédiger pour le comité un document sur vos IPPE. Vous parlez des objectifs actuels. De toute évidence, vous souhaitez prendre de l'expansion, ajouter la capacité cartographique, etc. Si vous pouviez nous envoyer un peu plus d'information à ce sujet, nous pourrions en parler dans notre rapport. Je ne veux pas aborder la question maintenant, parce qu'il est midi et que la matinée a été longue, mais si vous pouviez nous envoyer une petite note à ce sujet, elle serait utile pour les attachés de recherche au moment de la rédaction du rapport. Nous pouvons décider s'il vaut la peine d'inciter le gouvernement à continuer de financer cette institution ou à l'élargir. Nous n'allons pas entendre votre témoignage maintenant à ce sujet, nous pourrons nous en occuper plus tard.

J'aimerais vous remercier tous les trois. La matinée a été des plus intéressantes et nous vous remercions de votre témoignage. J'espère que lorsque vous lirez le rapport, monsieur Armstrong, vous pourrez dire que même si nous nous sommes rendus dans une région folle, nous n'en sommes pas revenus complètement fous. Nous verrons bien.

Merci beaucoup pour votre aide.

La séance est levée.